Le portrait est sévère non pas tant à cause de la détestation que l’auteur vouerait à Ignatieff, mais en raison des textes et des comportements d’Ignatieff lui-même. Ce que Pierre Dubuc peut écrire de pire au sujet du leader libéral provient, en effet, de la bouche ou de la plume de l’homme politique. La preuve est ainsi offerte par Ignatieff lui-même de ses multiples volte-face, de ses connivences souterraines avec l’impérialisme étatsunien et des distorsions qu’il introduit dans la doctrine des droits fondamentaux pour la mieux asservir. Même l’hérédité d’Ignatieff, dont le lecteur moyen se serait peu préoccupé, s’intègre au passif du personnage parce que celui-ci a tenu à s’en draper. Pour peu que l’Ignatieff réel soit aussi prétentieux et mauvais stratège politique que dans ce portrait, le chef du Parti libéral du Canada n’a nul besoin d’ennemis.
Rien n’est pourtant simple en Ignatieff. Autant Dubuc excelle à déceler dans la dynastie Ignatieff une tendance lourde à toujours servir l’empire dominant, autant demeurent flous et variables les opinions et même les principes exprimés par ce grand vizir en mal de sultan. De père en fils, le réseautage ronronne avec efficacité, au point que l’obtention d’une bourse Rhodes ou un poste d’ambassadeur en un lieu névralgique semble héréditaire, ce qui témoigne d’un souci de continuité. À l’inverse, une géométrie variable modifie sans cesse dans les textes de Michael Ignatieff les assises de la légitime intrusion, de la guerre préventive, de la torture acceptable, de la bénéfique désinformation. Ce judo mental rend aléatoires les affiliations intellectuelles d’Ignatieff et parfaitement imprévisibles sinon absentes ses propositions politiques. À juste titre, le leader libéral retire à Bernard Kouchner la majeure partie de sa crédibilité, mais sa propre justification du « droit d’intervention » gravite autour des caprices impériaux autant que celle du haut-parleur français. Sans surprise, à l’exemple d’Isaiah Berlin et de Trudeau, Ignatieff tirera de la Déclaration universelle des droits de l’homme une interprétation fermement favorable aux droits individuels ; encore plus qu’eux, il saura en faire, au besoin et sur demande, une arme de plus au service des priorités impériales.
Que ce portrait suscite l’inquiétude des démocrates dépend moins de Dubuc que d’Ignatieff.