Pendant quelques pages, ce livre semble promettre une synthèse d’ordre historique et social : enfin, nous saurons, lecteurs étrangers et distraits, si et comment l’Espagne s’est ouverte à la démocratie après l’interminable tyrannie du Caudillo. Tout paraît en place pour que notre initiation s’effectue selon une souple pédagogie. Nul ne s’opposera, en tout cas, à ce que la forme romanesque rende moins didactique le transmission des notations significatives. Le personnage de Mauricio, à la frontière du passé et des temps nouveaux, se prête d’ailleurs admirablement à cette mission. Il appartient, d’un côté, à une profession (dentiste) qui lui épargne les soucis d’argent trop criants et l’apparente aux groupes avantagés, mais il se rattache, d’autre part, à la classe ambiguë de ceux qui souhaiteraient à l’Espagne un climat d’équité et de justice sociale, à condition, cependant, que cela ne leur demande pas trop de révisions déchirantes.
Ces pronostics sont bientôt invalidés. Mauricio passe plus de temps à faire la navette entre ses deux maîtresses qu’à étoffer ses réflexions et ses plaidoyers politiques. Sans constance ni épine dorsale, il fréquente des gens qui ne lui plaisent pas, multiplie les restrictions mentales dont les deux femmes font les frais, avale comme autant de couleuvres les compromis les moins nécessaires. Il ne se donne même pas la peine de s’expliquer à lui-même pourquoi se sont évaporées ses velléités de renouveau politique. L’Espagne est-elle incapable de liquider son passé de docilité et de pragmatisme prudent ? Mauricio, sans fournir la moindre analyse, agit comme s’il endossait ce verdict déprimant. Il prétendra même n’avoir jamais « fait de politique ». Il achève ainsi de brosser de lui-même un autoportrait sans attrait. Et le volume, comme pour donner raison aux compromissions plutôt qu’aux orientations courageuses, se referme en laissant le hasard décider à la place du raisonnement ou de la générosité : un décès dispensera l’aboulique Mauricio des arbitrages qui, visiblement, dépassent ses forces. L’indiscutable métier d’Eduardo Mendoza n’excuse pas cette substitution d’un roman sans tranchant à ce qui aurait pu concerner à la fois un personnage déchiré et la convalescence d’un pays longuement aliéné.