L’oubli dans lequel Maurice Barrès (1862-1923) est graduellement tombé nous permet difficilement d’imaginer l’étendue de sa gloire durant la Belle Époque. Pourtant, peu d’auteurs ont connu pareille admiration. Pour couronner son succès auprès de la jeune génération des années 1890, une médaille à l’effigie de l’empereur Septime Sévère lui fut remise ; elle le consacrait « Prince de la jeunesse ». Ce « Monsieur de Soi-Même », comme le surnommait Le Canard enchaîné, s’était imposé comme maître à penser de l’individualisme fin-de-siècle. La trilogie Le culte du moi, qui demeure l’œuvre maîtresse de Maurice Barrès, en fournit une illustration exemplaire, en montrant l’oscillation du personnage égotiste entre un morbide penchant pour le vide et le besoin criant d’une nouvelle énergie spirituelle. Le premier volet, Sous l’œil des barbares (1888), fut reçu comme un petit bréviaire de littérature décadente ; le second, Un homme libre (1889), renfermait cet appel à l’émancipation qui constituerait la substance des Nourritures terrestres d’André Gide (1897) ; le dernier volet, Le jardin de Bérénice (1891), annonçait la place prépondérante que Maurice Barrès accorderait, à partir des Déracinés (1897), à la préoccupation politique. Louis Aragon, Guy de Montherlant, Pierre Drieu La Rochelle, André Malraux, François Mauriac et le Albert Camus du Premier homme sont souvent cités parmi les plus fidèles légataires du « barrésisme ».
Mais, au même degré où il a été admiré, Maurice Barrès a été « conspué, hué, sommé de s’expliquer de tous côtés ». Ces vitupérations découlent du parcours cahoteux de l’écrivain : Maurice Barrès n’a pas été que ce jeune dandy scandaleux envié pour son intelligence, son lyrisme ou son ironie ; il incarna aussi l’intellectuel qui prit position contre Dreyfus, attachant ainsi son nom à l’antisémitisme et à l’idéologie de droite. Toute sa vie, il conjugua littérature et politique, et mit sa plume au service d’une certaine idée de la France, aujourd’hui datée, mais à l’époque issue d’une expérience choc : l’occupation de l’Alsace-Lorraine au terme de la guerre franco-prussienne. « Le vrai crime de Barrès, écrit Sarah Vajda, tient à son inscription d’enfant lorrain né aux marches de l’Est sur la route des invasions. » Il exigea longtemps réparation. Parce que Maurice Barrès ne démordit jamais de son nationalisme revanchard, le côté anarchisant qu’il dévoilait dans L’ennemi des lois (1893) allait petit à petit être supplanté par la figure du réactionnaire type, de l’académicien « vieille barbe », du « rossignol du carnage » selon l’expression de Romain Rolland, en référence au devoir d’État que s’est fait l’écrivain, entre 1914 et 1920, de vanter le sacrifice des soldats français dans sa chronique quotidienne de L’écho de Paris.
Cet ouvrage de Sarah Vajda tente de replacer le « cas » Barrès dans le contexte des débats d’idées du tournant du XXe siècle. L’auteure démontre l’importance de suspendre le jugement sociologique accablant toujours Maurice Barrès, afin de redécouvrir le prosateur exceptionnel et de voir s’affirmer, sous couvert de traditionalisme, une modernité insoupçonnée. Sarah Vajda se concentre sur la figure de l’écrivain déchiré entre des passions antagonistes. Sa destinée semble avoir été résumée par sa devise favorite : « Tout désirer, tout mépriser ». Maurice Barrès aurait incarné, à l’aube du XXe siècle, le dernier écrivain d’une lignée regroupant Pascal, Saint-Simon et Chateaubriand. Sa pensée et son œuvre auraient été marquées par un continuel rythme à deux temps, une tension permanente entre l’appétence et l’acédie, la soif de vivre et l’appel du néant, la tentation du monde et l’aspiration au retrait. C’est l’une des grandes forces dans la biographie de Sarah Vajda : éclairer la complexité de Maurice Barrès en le dépeignant comme « oxymore vivant », comme énigme de l’histoire littéraire ; considérer l’homme enraciné dans « la terre et ses morts », sans pour autant négliger l’artiste épris d’orientalisme ou le dialecticien inquiet. Sarah Vajda explore, de plus, un côté assez peu exploité par ses prédécesseurs : l’amitié de Maurice Barrès pour de pittoresques figures féminines de la Belle Époque, telles Gyp, Rachilde et Anna de Noailles. Le récit biographique que signe Sarah Vajda se veut un complément aux travaux d’Yves Chiron (Maurice Barrès, le prince de la jeunesse, Perrin, 1986) et de François Broche (Maurice Barrès, biographie, Lattès, 1987). Malheureusement pour le lecteur, cette édition est truffée de coquilles et d’inexactitudes, à tel point qu’il faut soi-même effectuer, au cours de la lecture, le travail que n’a pas fait le comité de révision ; cet aspect est d’autant plus navrant, qu’il retire de la crédibilité à un ouvrage au demeurant bien écrit, malgré quelques positions audacieuses de la part de son auteure.