Je suis entré dans L’usage de la photo un peu comme, jadis, dans Nathalie Sarraute : en ouvrant mes oreilles et mes yeux aux turbulences que les mots et les images – tropismes – sollicitent. Dans ces textes superbement humbles de force, Annie Ernaux et Marc Marie suggèrent un usage de la disparition du corps et de la pensée ouvrant l’espace d’un lien intime et extime qui ne s’abîme pas dans les termes de l’échange.
Au moment où, sur fond de guerre d’Irak, elle rencontre l’homme originaire de Bruxelles avec qui s’engagera l’histoire à laquelle nous sommes conviés, l’écrivaine commence le traitement de son cancer du sein (Violette Leduc revenant ici au souvenir).
Or, sait-on assez que lorsqu’il s’accroche à l’être humanisé, le désir ne démord pas ? Chaque matin suivant les nuits d’amour, des vêtements épars sont restés sur le plancher, absents des corps, se proposant à l’interprétation. C’est ainsi qu’Annie décide un jour de photographier ces agencements et fait appel à Marc. Trois appareils serviront à fixer les ondulations du temps. Les quatorze photos retenues (sur une quarantaine) forment une sorte de journal intime où se rencontrent, parfois même hors-champ, dans les marges inconnues, soutien-gorge, jeans, slips, ceintures, chemisiers, pièces de natures mortes impénitentes, redoublées par deux séries de textes, ceux d’Annie et ceux de Marc. Toujours la même séquence a-b, les pages croisant le lacis des vêtements dont les textures surgissent des grains des photos, compositions de traces hiéroglyphées sur pellicules, jouissances immortalisées dans une lutte contre la disparition. Tout cela à l’occasion de l’amour, du don à l’autre de ce qu’on n’a pas et dont il ne veut pas. « La première apparition du sexe de l’autre, le dévoilement de ce qui était jusque-là inconnu, a quelque chose d’inouï. » Images, écritures révélant bien moins des lieux physiques, extérieurs, que des espaces intérieurs. « C’est avec cela que l’on va vivre, faire notre histoire. Ou pas. »
Ou pas Comme quoi un désir spécifie toujours un choix, dès lors que le sujet n’est pas prisonnier des rets du symptôme. Photographier-écrire son destin, voilà qui excite – surtout quand les corps, absents des images, sont donnés à rêver. Un livre érotique parce qu’interrogeant l’inexistence, il fait surgir le réel. Quand Marie-Madeleine vient au tombeau du Christ, ne trouve-t-elle pas que ses linges ? L’ombre du néant ne s’aperçoit peut-être que dans l’inexistence d’un homme.