Ceux qui fréquentent l’œuvre de Félix-Antoine Savard attendaient depuis longtemps la publication de Louise de Sinigolle, poème auquel l’écrivain travaillait dès 1934 et qui était « en préparation » à l’époque de Menaud, maître-draveur (1937) et de L’Abatis (1943) ; nombreux sont du reste les parallèles à établir entre ces textes contemporains. Conçu comme « une épopée dans la veine de Mistral », le livre était destiné à « [célébrer] les légendes, les murs, traditions et tout le grand passé de Charlevoix et du Saguenay ». Mais l’écrit, amorcé plus d’une fois, ne fut jamais mené à terme. Son auteur finit par léguer le « dossier Sinigolle » à son neveu, Roger Le Moine, dans les années soixante, et n’y fit plus que de simples allusions, en 1975, dans Journal et souvenirs II (1963-1964), et en 1979, dans Carnet du soir intérieur II.
Réjean Robidoux restitue aujourd’hui les diverses et multiples composantes de ce « brouillon », qu’il entoure d’une chronologie, d’une présentation, d’une bibliographie et d’une note sur l’identification des documents. Il transcrit d’abord les divers plans du poème, tous très détaillés, qui ont été dressés par l’écrivain et reproduit les extraits parus dans deux périodiques en 1938. Et, surtout, il offre au lecteur la double « version manuscrite augmentée » rédigée par la suite, la première en vers libres, la seconde en prose rythmée : il semble, au demeurant, que l’auteur ait hésité entre les genres poétique et romanesque.
Ces quelque 22 pages sont le cœur de l’ouvrage et l’on y reconnaît la manière autant que la matière savardiennes, faites d’un lyrisme épique fort et contenu tout à la fois, sur un modèle fondamentalement virgilien, mistralien et claudélien. Y percent également, comme le souligne le présentateur, des emprunts à Ladislas Reymont et Alphonse de Châteaubriant. S’il est vrai qu’il porte des stigmates de l’ébauche, le texte justifie-t-il ce commentaire particulièrement sévère de Réjean Robidoux : « Louise de Sinigolle […] est un vaste champ de ruines aux vestiges littéralement (et littérairement) à peu près informes ». Au contraire, pour peu que l’on soit perméable à la poésie (au sens étymologique) du langage, on y subodorera l’essentiel de l’envoûtement ressenti à la lecture de Menaud, maître-draveur et des meilleures pages de L’Abatis. On ne peut que regretter qu’une partie seulement du premier chant, sur les dix projetés, soit parvenue au stade de la rédaction préliminaire, tout en se réjouissant qu’il reste quelque chose de concret de ce « projet avorté ».