Prolifique, le romancier chilien Luis Sepúlveda recycle les mêmes obsessions et thèmes, et une part du plaisir à le lire tient à ce confort distillé par un écrivain qui balise avec efficacité ses images et son ton. L’agacement tient aussi à ces raisons : facilités d’écriture, histoires simplifiées à l’extrême, récits courts qui ne creusent rien, catégorisations des personnages à partir d’un axe manichéen entre les vaincus et les vainqueurs où la moralité (fière et nostalgique, encore agissante) est toujours du côté des laissés-pour-compte d’une oppression qui fonctionne à l’oubli. Sepúlveda se donne comme mandat d’écrire l’histoire des résistants anonymes en les exhaussant au rang de modèles d’une culture populaire chilienne et latino-américaine encore vive et capable de garder ses distances avec la culture de masse consumériste. L’écrivain procède par la célébration d’un héritage de luttes, légué par la mémoire orale malgré les compromissions des nouvelles élites du pays.
C’est encore une fois le trauma du coup d’État de 1973 qui alimente le dernier roman traduit de cet écrivain, L’ombre de ce que nous avons été. À la manière d’Un nom de torero, l’un de ses meilleurs coups, Sepúlveda procède à l’autopsie du phénomène de l’exil en suivant le parcours de quatre ex-militants détruits par le coup d’État, par l’exil, par les promesses non tenues du pays natal, par l’incapacité à retrouver ce qui magnifiait leur lieu d’origine si souvent fantasmé depuis la terre d’accueil. Le retour est un constat d’échec, éprouvé personnellement, puis partagé, à partir du moment où l’un d’eux décide de prendre part à une action militante et d’y adjoindre ses anciens camarades d’infortune. Le geste d’éclat, en partie entravé par le hasard, sert le récit de multiples manières : il rassemble des individus égarés autrement par l’histoire ; il rétablit un pont entre le passé et le présent, en fondant des promesses d’avenir pour des gens autrement confrontés à la survie, en aplanissant partiellement la rupture de 1973 ; il assure une narration plurielle des diverses formes de résistance au pouvoir en chantant les mérites du mouvement anarcho-syndicaliste chilien et surtout il présente un butin de guerre qui transformerait ces ex-militants en nouveaux Robin des Bois.
Ce roman noir, aux références multiples, traversé par une nostalgie, par des bilans amers, par la revendication d’une culture populaire qui est la part la plus réussie du récit, présente des personnages qui ne sont composés que par leur rapport aux forces politiques ayant déchiré le pays depuis cinquante ans. Il en résulte une œuvre assez linéaire malgré les diverses trames qui la parcourent, mais surtout un récit à sens unique, trop appuyé, en dépit du talent certain de Sepúlveda pour la composition d’ambiance, pour les solidarités franches et festives, pour les anecdotes prenantes. Au final, un Sepúlveda comme il en écrit depuis vingt ans, mais avec la sensation d’essoufflement que produit la répétition.