Depuis la Renaissance, et surtout depuis les Lumières, l’humanité s’emploie à chasser l’irrationalité de son univers. Pourquoi donc des Érasme, des Nietzsche, des Jung et des Dalí s’entêtent-ils à lui préserver ses lettres de noblesse ?
Jean Désy se prononce pour l’irrationalité. Non pas de façon absolue, bien sûr : la rationalité, qui a permis à l’humanité de faire tant de progrès intellectuels et matériels, garde droit de cité. Mais l’irrationalité fait aussi partie de notre monde, subjectif et objectif. De notre monde subjectif : on aura beau dire, l’imagination, l’intuition, le chaos, le mystère, l’interprétation, la synchronicité feront toujours partie de l’expérience humaine. De notre monde objectif : qui peut vraiment garantir que la réalité de l’univers est réductible à des formules mathématiques et à des chaînes de cause à effet ?
C’est donc pour le rétablissement d’un équilibre que plaide l’auteur auprès d’un monde rationalisant, afin de redonner à l’irrationalité son juste espace. « J’ai d’ailleurs l’intuition que la seule rationalité sera toujours incapable de satisfaire complètement la plupart des interrogations fondamentales de l’humanité, celles qui perdurent depuis l’apparition de l’être pensant sur Terre. »
Nécessaire, l’irrationalité, mais en quoi ? Difficile à démontrer (par définition), mais une chose est sûre, c’est que la rationalité sur laquelle s’est bâti le monde occidental ne l’a pas protégé des pires malheurs. Sur le plan social, des régimes totalitaires ont expressément cherché à éradiquer l’irrationalité – notamment sous sa forme religieuse – sans aboutir à des effets probants. « Le pouvoir de conceptualisation, d’abstraction et d’idéalisation est tel chez l’humain que celui-ci peut fort bien en arriver à ne plus croire qu’en une théorie, parfaitement réalisable sur le plan abstrait, mais qui ne tolère pas la vie concrète, individuelle ou collective. » Et sur le plan technique : « La situation climatologique mondiale n’est peut-être que l’aboutissement d’un jeu de forces rationalisantes extrêmes qui ont conclu en raison de leurs analyses rationnelles que le progrès de l’humanité allait de pair avec le développement économique. Jusqu’à ce que tout à coup, irrationnellement, la planète se mette à gronder devant les hallucinants ‘progrès’ d’une humanité qui occupe de plus en plus tout l’espace naturel, au détriment de sa propre survie ».
C’est ainsi que l’auteur fait valoir que « l’irrationalité est nécessaire à l’ordre social » et même que « l’irrationalité est scientifique » (Einstein et Reeves, pour ne citer que ceux-là, n’ont pu en faire fi dans leurs réflexions existentielles). Mais Désy, médecin de formation, soutient aussi que « l’irrationalité est médicinale ». Le médecin, en effet, ne peut vraiment bien faire son travail s’il voit le patient uniquement comme un ensemble de morceaux organiques reliés par des phénomènes physiologiques et chimiques. Et pour cela, il doit élargir sa sphère d’appréhension, au-delà de la « science dure », pour s’enrichir entre autres par la poésie et la littérature. « S’adonner au monde de Victor-Lévy Beaulieu tout en apprenant l’anatomie […] demeure la seule façon de ne pas oublier qu’un tibia n’est pas qu’un os désincarné […] » L’auteur affirme même qu’une synchronicité lui a permis de diagnostiquer une méningite « malgré l’extrême ténuité des signes et symptômes ».
L’irrationalité est donc aussi « pédagogique » et, bien sûr, « artistique ». Et finalement, « l’irrationalité sonde le mystère ». On voudrait bien en finir avec les mystères de la vie, donc avec les approches irrationnelles qui savent les tolérer, voire les cultiver. C’est le « vieux rêve rationaliste de rassurer et de sécuriser l’être humain grâce à une compréhension intellectuelle des phénomènes naturels », qui trouve des « porte-parole de choix » chez nombre d’auteurs du XIXe siècle tels Sigmund Freud et Claude Bernard, mais dont les racines remontent à Socrate. L’homme du XXIe siècle, lui, est-il condamné à suivre cette doxa dont la promesse de libération s’avère de plus en plus douteuse, ou ne devrait-il pas, sur les traces de Malraux, considérer que son siècle « sera l’âge de l’ombre assumée, c’est-à-dire du ‘ça pense en soi’ qui cherche à fleurir en dehors des seuls cadres logiques dits normaux »?
Sans arrogance, Désy trace des chemins profonds qui sont aptes à élargir la conscience de notre monde et de notre destin.