Depuis les années 1990, plusieurs pèlerins ont publié le récit de leur randonnée de plus de 800 kilomètres sur l’un des chemins menant à Saint-Jacques-de-Compostelle. Jusqu’à tout récemment toutefois, le corpus comptait surtout des auteurs peu connus qui s’en tenaient pour la plupart à un modèle d’interprétation et d’usage convenu. Avec la publication du récit de l’écrivain Jean-Christophe Rufin, membre de l’Académie française et lauréat de deux prix Goncourt, on pouvait donc s’attendre à un « Chemin » différent. Et c’est en effet le cas. Non seulement Rufin emprunte un itinéraire moins fréquenté que celui de la plupart des pèlerins, mais il en donne une représentation des plus originales. Certes, dans son récit, on ne manque pas de trouver ce qui est en voie de devenir de véritables lieux communs dans ce genre d’écrit : l’évocation d’anecdotes, de rencontres et de paysages qui marquent le quotidien, le questionnement sur ce qui pousse inexplicablement les nombreux pèlerins à cheminer sur le Camino, la structure narrative typique qui consiste à surmonter la tentation d’abandonner avant la fin pour parvenir ensuite à un stade de dépouillement libérateur, les recommandations d’usage sur le poids du sac à dos, l’opposition entre les vrais Jacquets (« pèlerins-marcheurs ») et les touristes (« pèlerins motorisés »), les fameuses révélations sur l’utilité « de tout perdre, pour retrouver l’essentiel », sur les bienfaits thérapeutiques de l’ascèse et de la fatigue. Mais la force du récit de Rufin est de parvenir à renouveler ces topos à l’aide d’une verve intarissable qui entremêle avec justesse le ton tantôt sérieux, tantôt ironique, à l’aide d’images pittoresques et surprenantes, mais surtout avec de lucides réflexions et de paradoxales notations sur le sens de cette expérience de marche intensive : « L’esprit du Chemin est bien là, dans ce désir de parcourir le monde pour le fuir et de retrouver les autres là où il n’y a personne » ; « On part pour Saint-Jacques avec l’idée de liberté et bientôt on se retrouve, parmi les autres, un simple bagnard de Compostelle ». Très divertissant, le récit de Rufin se caractérise également par un truculent sens de l’autodérision qui nous donne à voir, entre autres, la transformation de l’académicien en « forçat du Chemin » : « Combien de fois, assis par terre devant une auberge parmi d’autres pouilleux, massant mes pieds endoloris, mangeant une pitance malodorante […] je me suis senti un zek à la façon de Soljenitsyne. […] Voilà à quoi vous condamne le credencial. Au retour, le plus invraisemblable est de se dire que, en plus, on a payé pour l’acquérir ». Parmi les nombreux récits de Compostelle, on trouve des guides pratiques destinés à de futurs pèlerins en quête de bons conseils, des récits qui témoignent d’une conversion spirituelle ou d’un exploit sportif ou encore des écrits iconoclastes qui déplorent que le champ des étoiles soit devenu une autoroute à pèlerins. Le récit de Rufin réussit à concilier et à transcender ces diverses représentations et à réenchanter Compostelle pour le plus grand plaisir du lecteur.
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