Parmi les grandes œuvres de la philosophie contemporaine française, il y a celle de Gilles Deleuze. Voilà un homme qui voyagea peu et joua pourtant le nomadisme comme peu d’autres. Pensa ‘ à travers les différents plateaux qu’il foula ‘ la vitalité, la vie, la joie ‘ tout en restant perplexe et critique (au sens kantien du terme) devant toute forme de récupération figeant les mots ou les énoncés dans des positions rentables du point de vue de l’exploitation. Jusqu’à renoncer à la cohérence de la réflexion.
Regroupant des articles, comptes rendus, préfaces, entretiens et conférences dispersées et d’une consultation difficile, cet ouvrage couvrant les années 1953 à 1974 nous permet d’accompagner en transversale l’œuvre ‘ à laquelle, on s’en souvient, Félix Guattari apporta une contribution essentielle ‘ et d’en mieux comprendre ainsi les forces dynamiques. Outre les commentaires souvent lumineux publiés au fil des années (sur Jean Hyppolite, Henri Bergson, Kant, Nietzsche, David Hume et d’autres) et des textes célèbres comme celui consacré au structuralisme, on trouvera plusieurs perles : comment Raymond Roussel écrit ses livres en mettant en place une machinerie intégrant les différences à la répétition ; comment Alfred Jarry, inventant la pataphysique, fraye la voie à la pensée planétaire de Kostas Axelos ; comment Jean-Paul Sartre réunit le politique, l’imaginaire, la sexualité, l’inconscient et la volonté dans l’horizon de la liberté ; comment Jean-Jacques Rousseau, anticipant Francis Ponge, montre l’importance de nous former en tant qu’hommes privés en revenant d’abord aux choses ; comment la Série Noire, reprenant les fils tissés de Suétone à Asturias, ouvre par la parodie la béance entre le réel et l’imaginaire.
De cette immense contribution, je retiens pour ma part ceci : peu importe les dualismes que l’on cherche à maintenir, y compris, et surtout, avec la mondialisation, il n’y a qu’une seule économie humaine, individuelle ou groupale, déclinée selon plusieurs registres de résonance. Une fois fait le deuil de la primauté absolutiste du signifiant, on peut entrevoir la liberté de certaines îles. Car les mots « sont des substituts possibles à l’infini ». On devrait méditer cette dernière formule, en apprécier les échos, pour entendre ce qui tout à coup éblouit quand on sort de la caverne psychanalytique : « La véritable histoire, c’est l’histoire du désir ». On voit alors le sujet comme effet connecter aux effets du social.