Le premier livre de Félix Villeneuve est un recueil de nouvelles qui se lit comme un roman. Ces récits pourraient presque tous constituer les chapitres d’une seule histoire puisque plusieurs personnages se retrouvent de l’un à l’autre. L’horloger ressemble à un puzzle : les pièces sont à la disposition du lecteur, qui prend plaisir à les agencer pour reconstituer la trame narrative. Cette construction convient particulièrement bien au courant littéraire dans lequel se situe – je pourrais même dire dont se réclame – ce livre. En effet, l’ombre de Gabriel García Márquez plane au-dessus de lui comme une figure tutélaire. C’est bien de réalisme magique qu’il est question ici. Même si le pays dans lequel évoluent les héros n’est pas identifié, il est évident que les événements racontés se passent en Amérique latine. Dès la première nouvelle, le ton est donné. Dans « La princesse de béton », Esperanza est un avatar de la malheureuse Erendira et sa mère Laura Cruz se comporte comme la grand-mère maquerelle dans la fiction de Gabriel García Márquez L’incroyable et triste histoire de lacandide Erendira et de sa grand-mère diabolique. Laura Cruz revendique ses origines amérindiennes : « […] même si elle ne connaissait de la langue de ses ancêtres que quelques jurons entendus au temps de sa jeunesse, cela suffisait à lui procurer la sensation d’appartenir à quelque chose d’ancien et d’exotique, d’intouchable ». La foi dans la magie qu’ont les peuples autochtones s’est transmise à sa fille. Alors que sa mère soigne les blessures que lui a faites Luis, son dernier client, Esperanza aperçoit, comme une apparition, un personnage que le lecteur retrouvera dans plusieurs nouvelles et qu’elle surnomme le Chevalier, car il est parfois accompagné d’un grand cheval gris. Dans cet univers manichéen, il représente le Bien, qui est finalement victorieux du Mal incarné par Luis Pernicios. La nouvelle intitulée « Le chevalier millénaire » est entièrement consacrée à ce héros d’aspect moyenâgeux. Il apparaît, nu, chez une vieille femme qui habite une hutte dans la montagne ; il n’a aucun souvenir de la façon dont il est arrivé là. Il a besoin de repos : « Lorsque je serai à nouveau moi-même, je vous laisserai en paix ». Il lui raconte le mythe du Temps qui « régnait sur son grand Trône de pierre ». La nouvelle intitulée « Le Sombre » relate les aventures d’une autre figure maléfique. Le héros, qui « se nommait lui-même le Sombre », répartissait son temps « entre deux activités : vivre et tuer ». La dernière nouvelle, « L’horloger », donne une clé d’interprétation pour l’ensemble du livre : celui qui manipule les rouages de l’horloge n’est autre que l’écrivain, qui transporte ses personnages à travers temps et lieux, comme bon lui semble.