Shizuto s’enquiert des lieux où sont survenus des décès et s’agenouille un instant à ces endroits. Il ne prie pas pour le repos de l’âme des morts. Il ne s’intéresse que très peu aux circonstances des décès ; s’il s’en informe, c’est seulement pour mieux graver dans sa mémoire le souvenir toujours fugitif des disparus. Ce souvenir, il le souhaite positif, quelque répugnants que puissent avoir été certains gestes des défunts. Pour parvenir à ce résultat sans verser dans la canonisation factice, il élague peu à peu son questionnaire et finit par axer son enquête sur trois questions : « Qui cette personne a-t-elle aimé de son vivant ? De qui a-t-elle été aimée ? Et enfin, de quoi peut-on lui être reconnaissant ? » Bien peu de morts ratent l’examen.
Le Japon que sillonne Shizuto, au grand dam de sa famille, ne comprend pas cette quête. On soupçonne cet errant d’appartenir à une secte ou de recueillir des preuves ouvrant sur des plaintes et des poursuites. La plupart préfèrent gober le verdict des médias. Puis, fatalement, ils oublient. Shizuto, parce qu’il ne se résigne pas à cette érosion du souvenir, encourt incompréhension et sévices.
Aux antipodes de cet entêtement, Makino, journaliste englué dans l’instant et le spectacle, observe, éberlué et moqueur, puis songeur, le vagabondage de Shizuto. Contraste saisissant entre deux choix vitaux. L’auteur laisse aller les choses, comme s’il hésitait lui-même entre la mémoire d’un mort et l’éphémère exploitation de sa disparition. Le lecteur, bon gré mal gré, oscille entre les attitudes opposées et cherche lui-même une voie peut-être mitoyenne.
Pareil thème est-il une protestation spécifiquement nippone contre l’ensablement des souvenirs ? Dans ce pays où le culte des ancêtres est réputé tenace et gardien têtu de la mémoire, est-on particulièrement choqué ou blessé par la fragilité des images laissées aujourd’hui par les morts ? Je ne sais. À en croire le récit, la méthode choisie par Shizuto pour contrer l’amnésie agresse le grand nombre : peut-être est-on d’accord pour déplorer l’évanescence des souvenirs, mais on préfère ce mal à toute dérogation à la pudeur et à l’ordre ambiants. À tel point que la sœur de Shizuto subira l’ostracisme en raison du dérangeant pèlerinage de son frère : on n’épouse pas dans une famille qui tolère l’errance inexpliquée.
Au terme de son accompagnement de Shizuto, l’auteur laisse sagement le dernier mot à son personnage : ce mot sera douloureux et hésitant. « Peut-être, avoue Shizuto, me suis-je plongé dans cette expérience de la mort d’autrui afin de ne pas mourir moi-même. » À la sociologie et à la psychanalyse d’échanger sur une question respectueusement posée.