Né en 1967, Ray Loriga apparaissait déjà dans les années 1990 comme l’un des écrivains marquants de l’Espagne. On le dit collaborateur et proche du célèbre cinéaste Pedro Almodóvar. Qu’il soit en plus publié aux Allusifs nous incite à entrer dans l’univers de cet auteur qui nous était jusque-là parfaitement inconnu. Pour notre plus grand plaisir.
L’homme qui inventa Manhattan se présente comme un roman découpé en séquences, chacune coiffée d’un titre, comme s’il s’agissait d’autant de courtes nouvelles. Il s’avère plutôt qu’il s’agit d’un entrelacs de situations qui s’éclairent au gré des personnages qui en sont le pivot. Car si Manhattan est en soi un personnage, c’est par les activités qu’y exercent les New-Yorkais dans ses rues, ses parcs, ses bars, tous les endroits publics, des musées jusqu’aux urinoirs, qu’elle acquiert une personnalité. Ou par l’idée que l’on s’en fait. C’est justement la vision toute singulière d’un concierge, Charlie, émigré roumain, qui est ici présentée. Charlie raconte les personnages qu’il a connus, ou inventés, qui sait ? Émigrés pour la plupart, ils sont manucure, gangster, vendeur de pianos usagés, avocat, acteur, aide-soignant, etc. Jusqu’à la souris, Missy, qui tente de survivre dans cette mégapole. Ils sont présentés en action, par petites touches successives, car le narrateur peut les abandonner au milieu d’une situation, pour passer à un autre, laissant le lecteur pantois. Mais assez tôt, celui-ci s’aperçoit que la construction du roman repose sur ces allées et venues. On dirait un cameraman qui capte ici et là des fragments qui finissent par s’emboîter pour former le panorama du Manhattan de Charlie, de son vrai nom Gerald Ulsrak, qui deviendra lui-même objet d’observation bien malgré lui.
Loriga, qui a lui-même vécu quelques années à New York, explore à travers Charlie le rêve qu’entretient l’exilé volontaire quant à sa ville d’adoption. Or à la fin du roman, il prête au narrateur qui a pris le relais de Charlie un commentaire qui éclaire son point de vue sur le phénomène. En effet, surpris de découvrir des émigrés réduits à vivre dans la rue le jour et à dormir dans le garde-meuble où sont entassés leurs maigres biens, le narrateur se dit «que ce sont des gens qui n’ont pas réussi à être à la hauteur de leurs rêves, mais qui n’ont pas réussi non plus à les abandonner ». Parmi eux, un « poivrot irlandais » qu’il cite en guise de chute : « Aimer New York, c’est se détester un peu soi-même».