D’une audace à l’autre, Benoît Bouthillette démontre que son immense talent est toujours de taille à surprendre et à séduire. À dire vrai, il ne s’embarrasse même plus de justifier ses raccourcis ou d’ergoter au bénéfice des logiciens au petit pied : il fonce, fait appel à des forces occultes plutôt susceptibles, fait subir à son héros les malaises qui torturent son créateur, apparente les tarés de l’humanité aux tarés de Dieu et tutoie Giacometti si intimement qu’il devient, aux côtés des silhouettes anémiques du sculpteur, un marcheur de plus, « mais avec des épaules ». De la fantaisie, mais visant, disant et palpant le réel. De la truculence, mais avec désormais une plus dense occupation des mots. Une coexistence entre le cours de l’intrigue et les détours incongrus par les à-côtés sauvages et intimes : la vie n’est-elle pas faite de ces digressions ? Une capacité d’affirmation qui lui vaut comme aux vrais écrivains l’immunité contre les syllogismes rampants. Jouissive victoire des équivoques vitales sur les clartés incolores. L’écriture, tout en conservant son jaillissement libéré des orthodoxies et des peurs linguistiques, réserve désormais ses hosties et ses christ aux fulminations irrépressibles de son Benjamin Sioui ; pas question d’encanailler Bouthillette, mais toute latitude pour un Sioui méticuleux jusque dans son négligé.
Dans ce roman, le Benjamin Sioui de Bouthillette vit une trêve entre la sèche rigueur du métier de policier et les volontés de divinités inattendues : « Attention, Benjamin, laisse derrière toi tes références antérieures. Ici, ce sont d’autres forces primordiales qui agissent et c’est Ogun, l’orisha du fer, de la guerre et du travail, qui préside à la fonderie originelle ». Comme dans les affrontements où Homère jette Athéna du côté d’Ulysse et Poséidon dans le camp opposé, le combat où intervient le chamane huron-wengat Benjamin Sioui oppose, par-delà les mortels, des entités aussi puissantes qu’insaisissables : « C’est Oshun, la déesse de l’amour, la protectrice de Cuba, qu’ils ont fait prisonnière… C’est pour cela qu’Ogun collabore. S’il arrive quoi que ce soit à Eva, Oshun souffrira. Et, à travers elle, toute l’île ». La merveille, ce sera que, contre toute attente et malgré les droits et les protestations du scepticisme, Bouthillette parvienne à rendre tangible le chantage pratiqué par telle capricieuse déesse à l’encontre de rivales aux contours tout aussi incertains. Il réussit à prêter des sentiments et même des regrets à ces entités équivoques : « Tu n’imagines pas, explique Yemaya, tous les efforts que cela exige pour quitter les retranchements des intermondes ».
Au fil des bouquins, le personnage de Benjamin Sioui se stylise sans échapper pour autant à ses propensions irrésistiblement gavroches. Il boit ce qu’il sait contre-indiqué, « en fume du bon » et de l’explosif, palpite dès que passe la plus fugitive beauté féminine, baise où l’occasion l’amène, ne distingue pas le vert du rouge et roule pourtant, au propre comme au figuré, à tombeau ouvert… Mais ce policier ne ment jamais, jamais il ne négocie à la baisse à la bourse des droitures, jamais il n’oublie qu’il est à Cuba pour mettre fin aux disparitions d’enfants. Ce qui ne l’empêche pas de noter tout ce que Cuba conserve des liens anciens avec le Québec, y compris le tombeau de Pierre LeMoyne d’Iberville. Là où le Clint Eastwood de Dirty Harry s’abandonnait à ses révoltes pubertaires, Benjamin Sioui se fait pardonner ses écarts par l’endossement exigeant de principes dignes de tous les sacrifices. La bêtise lui répugne autant que la corruption, le fanatisme clérical autant que la boulimie impérialiste, mais le Sioui que le chagrin d’une fillette émouvait dans La nébuleuse du chat propulse ses pires colères en direction des bourreaux d’enfants.
La culture de Bouthillette, transvasée dans son personnage, truffe d’humanité intelligente les enquêtes de Sioui. Rien de lourd, pas de m’as-tu-vu, nulle prétention salonnarde, mais des clins d’œil moqueurs et légers, des salutations d’intime à intime à propos du Va savoir de Ducharme, des plages chaudes de Camus, du noir sur blanc de Borduas, de la détestation de Flaubert à l’égard des bourgeois… Et mon ignorance du répertoire musical moderne me prive sans doute des connivences de Sioui-Bouthillette avec une autre facette de notre temps.
Apprécions le soin que Bouthillette a investi dans l’apprentissage de l’espagnol et son art d’y recourir sans coder le récit. Et notons qu’en plongeant Sioui dans le deuil en fin de course, il veille à ce que le Sioui du prochain tome soit encore vulnérable aux plus séduisantes tentations. Il le fallait !
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