« Je ne peux pas parler de Saint-Denys Garneau sans colère. Car on l’a tué. » Ainsi s’exprimait Jean Le Moyne, l’ami du poète, en 1960, dans un essai célèbre.
L’ironie que me suggère cette édition-ci des Lettres du poète, c’est que Garneau allait mourir symboliquement une seconde fois, sans qu’on le sache avant aujourd’hui. Car on l’avait également tué, en 1967, en censurant ou en tronquant quelques-unes de ses lettres. Et ceux-là mêmes qui dénonçaient le meurtre initial commettaient l’autre. L’édition HMH en 1967 privait Garneau d’une partie de sa sève et de son sang, de sa drôlerie et de sa crudité. Je suppose qu’ils avaient leurs raisons, ces amis, pour nous présenter alors un jeune homme exsangue, moins rabelaisien que mauriacien, moins bouffon que triste et sombre. Pas que les lettres de Garneau soient rigolotes et légères, loin de là. Elles montrent un être torturé, inquiet, dépressif bourreau de lui-même, mais Michel Biron, le responsable de la présente édition, rétablit au moins ce fait : Garneau avait de la sève gauloise, il blaguait et s’enfiévrait pour autre chose que ses tourments religieux, spirituels ou métaphysiques. Voici un exemple parmi trente de formules ou de passages censurés : « [L]e système de ‘cabinets hygiéniques en plein air des montagnes’ n’est pas propice à ce genre de sport que tu pratiques avec tant d’élégance […] l’art de chier dont Rabelais, notre salaud patron, parle avec tant d’éloquence ». Banalités, insignifiances ? Admettons. Pourquoi ne pas les avoir néanmoins conservées pour ce qu’elles sont ? Des paragraphes complets, sacrifiés à l’autel de la pudeur, sont ainsi rétablis par Biron. Garneau revit un peu plus vrai.
Cette édition savante contient 460 lettres dont le tiers est entièrement ou partiellement inédit. À quelques exceptions près, elles ont été écrites entre seize et vingt-neuf ans. La dernière est rédigée deux mois avant le décès du poète, à trente et un ans : « Ne venez pas me voir » (21 août 1943). Sa simplicité nous bouleverse encore plus quand on sait que Garneau n’avait rien écrit depuis deux ans. L’épistolier a pourtant l’habitude des lettres interminables, surtout quand il s’adresse à Le Moyne. Cette correspondance lui tient presque lieu de journal intime, même si Garneau a aussi tenu un journal en bonne et due forme : « [L]a lettre, écrit Biron, sera toujours pour Garneau le prolongement ou l’amorce de son journal ». On a cette impression très nette avec certaines lettres à Le Moyne, l’ami fusionnel, à Gertrude Hodge, à Robert Élie et à quelques autres. « Voulez-vous garder ces lettres, écrit Garneau à ses parents ; c’est à peu près mon journal » (9 janvier 1932). À André Laurendeau il explique qu’il construit sa correspondance sans pudeur, « un peu comme un journal » (8 juillet 1932).
L’ensemble comprend de très belles lettres, fortes et lucides, et quelques-unes qui piétinent à travers des redites, là où Garneau reprend de l’une à l’autre les mêmes passages. Parmi certaines lettres capitales (pour les lecteurs pressés qui voudraient évaluer…), retenons celle du 15 janvier 1934, à Hurtubise ; celle du 3 juin 1936, à Le Moyne (huit pages compactes) ; à André Laurendeau, fin août 1936 (huit pages). Rien à voir avec le mode 140 caractères : ces lettres font parfois entre 20 et 30 feuillets manuscrits, soit 4 ou 5 pages bien serrées de texte justifié. Garneau analyse sa personnalité, il évoque l’amour, parle poésie et peinture, car il peint autant sinon plus qu’il écrit. On lira aussi avec curiosité la première réaction du jeune poète à son recueil Regards et jeux dans l’espace.
Garneau, c’est tout juste hier et on sait combien hier s’éloigne de plus en plus vite. Je ne crois pas pouvoir comprendre aisément le jeune homme de vingt-cinq ans qu’il était en 1937. Ses tourments paraissent parfois aussi bizarres que datés, bizarres parce que datés, comme la phrénologie, les guêtres ou la confession. Pourtant, par endroits, ça saigne. Je lis et je m’émeus.
Le génie de Saint-Denys Garneau est aussi son génie épistolaire. J’ai depuis longtemps cette réserve toute personnelle devant l’œuvre intime de Garneau, face à cette culpabilité congénitale qui affleure et traverse son Journal et ses Lettres, ce faux angélisme complètement nocif. Je reconnais en lui quelque chose qui se trouve non seulement chez moi, mais chez certains autres Québécois. Je ne saurais mieux dire. Son angélisme en prend un coup, ici, et c’est heureux que Michel Biron nous offre les lettres intégrales, bien documentées, précédées d’une introduction éclairante. Un détour obligé pour quiconque veut découvrir cette facette de notre littérature.