Au fil de ses ultimes entretiens, l’autrice, sorte d’intellectuelle totale, revient sur son parcours.
Intellectuelle. Entendre : à la sauce humaniste. Un engagement clair et détaché, au-dessus de la mêlée, l’enseignement universitaire, les rets du structuralisme alors dominant, voilà ce qui situe un peu cette touche-à-tout : de la linguistique à la sociologie en passant par l’histoire, même un peu de fiction romanesque, Robin est de ces figures comme en ont produites les 60 dernières années. Je le dis sans condescendance, uniquement pour situer le personnage, la femme qui nous livre ici des aperçus sur sa vie, sur ses migrations, ainsi que des éléments épars et disparates de biographie et de parcours académique. Construit thématiquement (la langue, l’Allemagne, la mémoire, entre autres divisions), le livre comporte des redites, forcément, et des lieux communs du structuralisme, la pluralité, par exemple, et la complexité (celles de son parcours, de l’Histoire, du Réel, etc.), de ces vocables qui à force d’être plaqués sur n’importe quel phénomène ne disent plus grand-chose, on s’en rend compte. Avec tout ça, beaucoup de citations, parfois des pages entières qui, vu leur longueur, ont certainement été ajoutées après coup ou choisies au préalable, des citations trop longues pour avoir été lancées comme ça, au fil d’un échange impromptu, mené par un Lépine qui connaît bien l’œuvre de Robin et son rapport à la France glorieuse, mais aussi à celle de l’antisémitisme. La France chérie et son impact sur la jeune Régine, puis, plus tard, sur l’étudiante ; les deux France, doit-on dire, républicaine et colonialiste. Au moment de la défaite française en Indochine, la jeune Régine pleure et son père la gifle : « Espèce d’idiote, me dit-il, c’est une défaite du colonialisme, de l’impérialisme, une victoire des peuples, il faut s’en réjouir, arrête de pleurer ».
L’importance considérable de la littérature va également de soi : de Balzac à Proust, et aux noms qui reviennent souvent tels Patrick Modiano, Serge Doubrovsky, les œuvres témoignent du parcours de l’écrivaine. Robin commente et revisite aussi sa propre œuvre. « J’ai peu à peu découvert que mon œuvre théorique, que mes recherches constituent en fait une autobiographie déguisée ou une autofiction par procuration. » Ses principaux ouvrages, précise-t-elle, « ont tous un ancrage très fort dans le biographique, dans la vie personnelle, alors qu’ils se veulent tous théoriques ».
Robin est morte en février 2021. Quelle ironie dans ses derniers propos : « Quand ces entretiens paraîtront, on aura peut-être oublié la pandémie dans laquelle on a été pris et son caractère anxiogène ». Eh bien non, Madame Robin, on y est encore jusqu’au nez ! Et ce que vous avez tristement observé, Madame, le conformisme de citoyens zélés qui dénoncent leurs voisins « suspects », « une déshumanisation complète de nos mœurs », ces médecins pas d’accord entre eux mais qui tous ou presque, invariablement, nous mettent en garde et sèment la terreur et la désolation chez les grands inquiets que nous sommes, « l’acceptation silencieuse » et le climat d’anxiété que vous percevez, les discours alarmistes, rien de tout ça n’a encore pris fin, Madame Robin, au moment où, en septembre 2021, je commente vos entretiens. Ce que vous dites de vos concitoyens, je peux le dire des miens (référence historique exceptée) : « la population acceptait tout, absolument tout, comme elle avait accepté le régime de Vichy » ; ce que Robin disait du premier ministre français, elle pourrait sans en changer un mot le dire aujourd’hui du nôtre : « Plus le Premier ministre se faisait méprisant, autoritaire, plus il nous infantilisait, plus les [citoyens] le trouvaient bon et rassurant. […] Cette soumission me faisait du mal ». Cela fait mal à d’aucuns, assurément, mais cela en réjouit d’autres. Car le monde est complexe et pluriel.