Comment liquide-t-on une économie en faillite ? C’est à cette question que les hommes politiques et les économistes russes des années 1990 ont dû répondre après l’effondrement du régime soviétique. En outre, cette braderie devait se faire à toute vitesse afin de créer rapidement une structure sociopolitique qui empêcherait le retour au pouvoir des communistes ou, à tout le moins, le rendrait très difficile. Cette période de turbulences et d’incertitudes politiques qui ont marqué les années Eltsine (1992-1999) a fait apparaître sur le devant de la scène russe une nouvelle classe sociale : les oligarques. Le parcours de deux douzaines d’entre eux constitue la matière de l’essai de Christine Ockrent. Pour chacun, la journaliste d’enquête rappelle leurs débuts et leur ascension financière, leur influence politique, leur mode de vie et leur descente aux enfers parfois. Toutes différentes, ces histoires ont pourtant la même toile de fond.
Pour lancer la privatisation, en 1992, on donne au peuple russe la chance de s’approprier un lot d’entreprises en distribuant des vouchers (bons) à chaque Russe afin qu’il l’investisse dans l’économie. La population – qui s’est prêtée à l’exercice dans son immense majorité – n’a cependant retiré aucun bénéfice de l’opération par manque de connaissances du fonctionnement d’une économie ouverte, en raison d’investissements massifs dans des mutuelles pyramidales qui se sont effondrées et, surtout, en raison de la filouterie de beaucoup de dirigeants d’usines qui ont accaparé les entreprises en rachetant pour une bouchée de pain les vouchers dont plus aucun Russe ne voulait. En dépit des résultats calamiteux de cette opération pour la population, deux ans plus tard, l’opération avait permis de « désétatiser » 15 000 entreprises et de créer une nouvelle classe économique en qui on voulait voir une classe bourgeoise russe émergente. L’opération aura plutôt permis une concentration phénoménale de la richesse entre quelques mains, phénomène qui alla en s’accentuant après 1994.
À mi-mandat, toujours à court d’argent pour payer le salaire des fonctionnaires et la pension des retraités et pour assurer sa réélection, Boris Eltsine cherche désespérément des liquidités. Pour en trouver, l’État crée le programme « prêts contre actions » en vertu duquel les banques prêtent de l’argent au gouvernement, qui met en garantie les joyaux de l’économie russe. L’État n’ayant jamais eu l’intention de rembourser ces emprunts, ceux qui avaient déjà compris ce qu’on pouvait tirer d’un système financier qui n’était pas soumis à un contrôle ont accaparé pour des clopinettes des sources de revenus faramineux. En 1998, au terme de la distribution de vouchers et du programme « prêts contre actions », une poignée d’individus contrôlait des pans entiers de l’économie russe dans des secteurs névralgiques comme les hydrocarbures (gaz et pétrole), l’exploitation minière (potasse, nickel, aluminium, etc.) ou les communications.
Ce puissant petit groupe était en mesure de dicter ses volontés à un pouvoir politique miné par l’incompétence, la corruption et l’alcoolisme. Ce dont il ne se priva pas. Mais, en 1999, fraîchement nommé à la tête de la Fédération de Russie, Poutine met ces oligarques au pas. Arguant de délits fiscaux, il fait emprisonner le plus riche d’entre eux, Mikhail Khodorkovsky. Boris Berezovsky et Vladimir Goussinski, deux membres influents du clan Eltsine, sont contraints à l’exil. Les autres nouvorich rentrent dans le rang et plient l’échine devant le nouveau « tsar », qui leur permet de conserver leurs richesses tant qu’ils brideront leurs velléités politiques.
Cette synthèse du contexte politique de l’époque constitue la trame essentielle des Oligarques. Ceux et celles qui s’y plongeront feront la connaissance d’hommes et d’une femme brillants, opportunistes, peu soucieux du bien commun, avides de pouvoir et parfois, aussi, attachants. Puisant aux meilleures sources du journalisme, enrichi de nombreux entretiens avec des témoins ou des acteurs impliqués dans le déroulement des événements et soutenu par un style limpide et vivant, le livre de Christine Ockrent mérite d’être lu parce qu’il dénoue, avec beaucoup de minutie, l’écheveau des intrigues politiques et financières qui ont marqué cette époque charnière de l’histoire de la Russie.
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