Si ce n’était de la gravité du sujet, on oserait dire que la lecture des Naufragés réserve un rare bonheur à ceux qui s’aventureront ainsi du côté de la grande marginalité. Bonheur qui tient autant à la hauteur de vue de l’auteur qu’à la qualité du regard qu’il porte sur le monde des exclus. Surtout, le lecteur sera emporté par le style de Patrick Declerck brisé, cassé, elliptique à l’image des vies fracassées qui constituent la matière de ce livre.
On se rappellera que la collection « Terre humaine » aborde la représentation des sociétés selon le procédé de la vérité intériorisée, du témoignage au « je ». Ici, il s’agit d’un témoignage sur une pratique psychanalytique de plus de 15 ans auprès d’hommes et de femmes qui ont pris le chemin de l’extrême désocialisation.
Patrick Declerck, philosophe de formation, docteur en anthropologie et psychanalyste, en esquisse l’archétype à travers quelques cas cliniques, raconte leurs rituels d’errance et, surtout, apporte un témoignage critique sur la réponse de la société à ces états de marginalité extrêmes. Dans une seconde partie, plus brève, plus théorique et beaucoup plus ardue pour le non-initié, l’analyste discute des limites de l’approche analytique pour dénouer l’impasse de ces vies « désertifiées ».
Ici pas de dénonciation à l’emporte-pièce, pas d’apitoiement ni de sensiblerie. Parlant de ses patients, Patrick Declerck ne cache rien de la répulsion que lui inspirent leur violence, leur racisme et leur cruauté. Il les soigne à « hauteur d’homme », sans s’en faire une mission. « Il est nécessaire pour se préserver de la corruption de la maladie humaine, de demeurer à distance, à une certaine hauteur des autres, comme de soi-même », dira-t-il non seulement de sa pratique mais de l’attitude qu’il convient de prendre dans la vie de tous les jours.
Patrick Declerck est profondément pessimiste (de nombreuses citations de Nietzsche et de Schopenhauer parsèment son récit). Ce natif du plat pays constate, au terme de ses années de consultation, son (notre) incapacité intrinsèque à rejoindre ces humains situés au-delà de toute compréhension. « J’en ai soulagé quelques-uns, je n’en ai guéri aucun » conclura-t-il. Terrible constat.