Sans vouloir mettre la littérature dans de petites cases, on peut dire que certains auteurs misent plutôt sur la complexité d’une intrigue alors que pour d’autres elle est superflue. Il y aurait ceux qui divertissent, titillent la logique, asservissent le lecteur à son désir de savoir, pour enfin lui donner ce qu’il veut, et ceux qui l’affament volontairement jusqu’à la fin. Il y aurait en somme deux types de lecteurs : les jouisseurs somnambules et les inquiets. Thomas Bernhard (1931-1989) s’adresse à cette deuxième catégorie, à laquelle l’on pourrait ajouter l’épithète de nihilistes mélomanes. Il faut d’abord être sensible, pour lire cet ancien élève au Mozartuem de Salzbourg, à la musique de l’écriture. Une petite mise au point : la musique dont il est question ici n’a rien à voir avec le fait qu’une phrase sonne bien (ou non). Tout y est affaire de rythme. Et ce rythme s’entend dans le propos. Les livres de Thomas Bernhard sont habituellement construits autour d’une phrase-thème, qui peu à peu, au fil du récit, se développe en d’autres phrases-thèmes, moments-clés dans la vie d’un être souvent anéanti par la supériorité d’un autre être ou d’un événement et qui cherche, par leurs répétions, à en faire jaillir toute l’épaisseur douloureuse. Dans Les mange-pas-cher, cet être supérieur prend la forme d’un handicapé, Koller, auteur, en pensées seulement, d’une physiognomonie qui aurait révolutionné la science s’il n’était pas mort avant de l’écrire. Un être d’esprit, dira de lui le narrateur, qui n’aura jamais su une seule ligne de cette théorie parfaite, parfaite parce que jamais emportée vers le bas par le poids des mots. Celle-ci tourne autour du fait (et thème) qu’un jour Koller n’est pas allé vers le vieux frêne mais vers le vieux chêne. Ce que cet événement anodin peut contenir de sens philosophiquement parlant, ce qui y a conduit Koller, la folie ou le génie qu’il déclenchera, nous le saurons progressivement au cours d’un long soliloque. On comprend très vite pourquoi la traduction de cette œuvre datant des années 1970 a tant tardé. Pour ceux qui ne connaissent pas cet auteur autrichien, et qui ne seraient pas rebutés par un style marteleur et un propos fortement influencé par l’effondrement des idéologies, je conseille de commencer par des livres plus biographiques et touchants comme L’origine, Le neveu de Wittgenstein ou Le naufragé. Pour les autres, vous connaissez la profondeur des eaux et le débit des flots.
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