Disons-le tout net, ça n’est pas souvent qu’on découvre une voix comme celle de Jean Pierre Girard : il est déroutant, éclectique, souvent fascinant. Son premier roman est complexe, foisonnant, pour ne pas dire baroque. En un mot comme en mille, c’est bon.
Premier roman, oui, mais il faut dire que la parution en 1990 d’un premier recueil de nouvelles, Silences , Prix Adrienne-Choquette, a fait connaître son auteur. Après s’être consacré au court récit — trois autres recueils de nouvelles ont paru avant ce premier roman —, il se lance donc maintenant dans ce qu’il désigne lui-même comme l’œuvre de sa vie. Les inventés est en effet le premier d’une série de huit romans, vaste projet qui pourrait évoquer une cathédrale, à la manière d’Antonio Gaudi.
Comment décrire le récit ? Disons que le narrateur, François Jutras, informaticien de son état, parcourt le monde, l’hémisphère Sud en particulier, de contrat en contrat, au service de corporations multinationales. Il conçoit des programmes et construit des réseaux informatiques, ce qui le paie bien. Il est reçu dans les meilleurs milieux. Dans ces voyageries, il n’oublie jamais de se munir d’une bonbonne de peinture aérosol, dont il se sert pour « tager » les lieux, monuments et édifices, où le mènent ses pas.
À un autre niveau, le récit est le long monologue que François adresse à sa mère qu’il hait : elle serait coupable à tout le moins d’indifférence à la disparition de son compagnon. L’épisode de la mort du père, fauché par une moissonneuse-batteuse, au cours duquel le narrateur se voit arracher une main dans un geste ultime pour sauver ou du moins atteindre son père est une pièce d’anthologie. François erre depuis, essayant de digérer ce départ prématuré et la perte d’un membre qui fait de lui presque un monstre. On imagine que c’est de là que vient sa fascination pour Frankenstein, de même que son surnom de Frankei. Il y a dans ce roman des réflexions étonnantes sur l’œuvre de Mary Godwin Shelley, sur la monstruosité, l’anormalité et leurs relations avec l’amitié et l’amour. On y trouve également d’étranges réflexions sur Patof mais ça, c’est une autre histoire.
Dans l’ensemble, c’est finalement l’amour, l’amitié et surtout la famille qui occupent le propos. Malgré tout le mal que le narrateur dit de sa mère et la peine causée par la mort du père, jamais le roman ne devient larmoyant. Les réflexions sur la vie, la mort, l’amour, l’amitié, la littérature et sur la culture sont énoncées avec aplomb et humour. On y trouve la vérité de Louis Hamelin et la folie de Christian Mistral, mais avec une voix unique. Vivement qu’on découvre les sept autres ouvrages de cette octalogie (ou octologie) !