La frontière travaille toujours l’imaginaire continental. Ce lieu mobile de la confrontation avec l’immensité, le danger, l’aventure, le recommencement, a toujours été vu comme l’expérience fondamentale des Amériques, là où la rencontre avec l’autre avait lieu. Le western incarne avec force ce recours à la frontière, et autant dans les films, les bandes dessinées que les romans, ce type de récit repose sur des récurrences : violence, confrontation, quête, déplacements incessants, présence d’Amérindiens, univers manichéen, nature hostile et sauvage. Patrick deWitt, dans Les frères Sisters, dont Alto propose la traduction après que le roman ait reçu plusieurs prix au Canada, plonge délibérément dans cette mythologie. Il le fait en donnant la parole à Eli Sisters, un tueur à gages en crise existentielle qui parcourt l’Ouest avec son frère irascible, violent, autoritaire. Ils ont une importante mission à remplir : trouver et tuer Hermann Kermit Warm, qui demeure à San Francisco au milieu d’un XIXe siècle dépeint dans son tumulte et ses obsessions. Le récit raconte d’abord les péripéties qui mènent les deux frères d’Oregon City à San Francisco, avec à la clé meurtres, vols, attaques, beuveries, rencontres sexuelles pas toujours satisfaisantes, troubles avec leurs chevaux. Si le voyage est souvent interrompu, le rythme de la narration est, lui, soutenu. L’écriture y est très imagée, le caractère rêche de l’environnement bien mis en évidence et au service de la course folle des frères. Toutefois, le plaisir de lecture, réel, est tempéré par le fait que le romancier nous plonge dans les clichés, dans l’image d’Épinal de la ruée vers l’Ouest.
Le roman prend une tournure plus originale à partir de l’arrivée à San Francisco, car l’histoire devient plus trouble, les personnages acquièrent en complexité la force nécessaire pour interroger les lieux communs du genre. Grâce à la découverte d’un journal rédigé par leur informateur californien, les deux frères prennent connaissance des motivations de leur cible, et en viennent à s’y identifier et à remettre en cause leur mode de vie, leur legs, le sens de leur existence. Bien sûr le goût de l’or demeure trop fort, et l’aventure se poursuit, mais le narrateur réfléchit aux finalités de la richesse, de la violence et les confronte à la beauté, à la filiation, à la paix. De nouvelles oppositions surgissent alors entre le foyer et la frontière, entre la route et la vie intime. C’est là que se révèle le romancier, dans sa capacité à se servir d’un roman d’aventures pour poser des questions très actuelles sur la consommation, sur le présentisme, sur l’errance, sur la réputation par le moyen d’une situation très balisée, celle du western, ici rejouée avec humour et distanciation.