Depuis quelques décennies, les chercheurs en littérature se sont beaucoup intéressés aux récits des grands explorateurs des XVIe et XVIIe siècles ou encore aux récits de voyage des auteurs romantiques du XIXe siècle. Il en va tout autrement des écrivains voyageurs du XXe siècle qui ont peu retenu l’attention jusqu’à présent. Pourtant, comme l’affirme Gérard Cogez, « à l’aube du XXe siècle, il ne fait guère de doute qu’un nombre respectable de récits de voyage appartiennent au domaine littéraire, en ce sens qu’ils manifestent un incontestable souci de style et de composition ». En témoignent tout particulièrement les récits de voyage de Victor Ségalen, d’André Gide, d’Henri Michaux, de Michel Leiris, de Claude Lévi-Strauss et de Nicolas Bouvier.
L’étude de Gérard Cogez démontre entre autres que le projet de ces écrivains voyageurs « est animé avant tout par un profond désir de rupture ». Leur périple ne consiste plus, comme celui des voyageurs du passé, à rechercher les traces de leur propre culture dans celle de l’Autre, mais leur donne plutôt l’occasion de « s’enraciner en une réalité autre, sans verser dans l’idéalisation du ‘différent’ ou dans l’ethnocentrisme condescendant ». Les pérégrinations de Ségalen en Chine, celles de Gide en Afrique et en Russie, celles de Michaux en Extrême-Orient, celles de Leiris en Afrique, de Lévi-Strauss en Amérique du Sud et de Bouvier en Orient témoignent d’une quête de dépaysement, d’évasion et de détachement. « Prendre le départ fut pour chacun d’eux commencer l’accomplissement d’un désir de perdition », de préciser Gérard Cogez. L’écrivain suisse Nicolas Bouvier propose au sujet de cette déperdition de soi une image particulièrement évocatrice : « On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore […]. On s’en va loin des alibis ou des malédictions natales ». En ce sens, le voyage constitue une tentative d’ébranler toute sa personne jusqu’à l’étrangeté. Et ce n’est qu’à un stade paroxystique, rarement atteint par les touristes et les vacanciers de passage, qu’il permet à certains auteurs de renaître autres, de « trouver la distance qui conv[ient] à la formation d’un autre soi » et de rendre progressivement sensible dans leurs écrits de nouvelles cohérences et unités intérieures.