Après Quelques arpents d’Amérique (Prix Lionel Groulx et Prix John A. Macdonald) et Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde (Prix du Gouverneur général), deux essais dans lesquels il propose des relectures particulièrement innovatrices de l’histoire du Québec, Gérard Bouchard récidive en traitant cette fois de la figure de Lionel Groulx, qui domina la vie intellectuelle du Québec francophone au XXe siècle. D’entrée de jeu, l’auteur est intrigué par les controverses auxquelles l’œuvre et la pensée de ce personnage mythique ont donné lieu ces dernières années : « [Q]u’il s’agisse de racisme, d’antisémitisme, de démocratie et de fascisme les protagonistes montr[ent] une égale aisance à produire des extraits de texte aussi convaincants les uns que les autres, mais parfaitement contradictoires ! Comment cela est-il possible ? » Pour résoudre cette énigme, Gérard Bouchard a procédé à une enquête minutieuse qui l’a amené à « lire toutes les publications de Groulx puis ce qui a été publié à son sujet ». Cette « perspective de synthèse » lui permet de démontrer que la pensée du personnage se prête à des interprétations opposées parce qu’elle est elle-même sous-tendue par de nombreuses contradictions et ambivalences.
Extraits à l’appui, l’essayiste montre comment Lionel Groulx méprisait et aimait le peuple canadien-français, comment son approche historique relevait et de la tradition et du révisionnisme, comment sa pensée se voulait à la fois conservatrice et moderne, libérale et réactionnaire, fédéraliste et indépendantiste, capitaliste et anticapitaliste, tolérante et raciste, etc. Si certains traits du caractère personnel de l’homme (fierté, tempérament idéaliste et romantique, etc.) expliquent en partie la tendance à « passer momentanément d’une opinion à l’autre, d’une thèse à son contraire », diverses contraintes structurelles propres à la situation problématique du Québec francophone sur le continent semblent également y être pour quelque chose. Il serait ici trop long de relever les diverses idées reçues que Gérard Bouchard remet en question. Retenons à tout le moins que contrairement à l’image que la postérité a gardée de Lionel Groulx et que lui-même a voulu laisser, « le monolithisme n’est pas le trait dominant de sa pensée. C’est plutôt la contradiction et l’ambivalence qui la caractérisent ». Marqué par une succession d’échecs et de reprises, de doutes et d’espoirs, l’itinéraire de Lionel Groulx est somme toute étroitement associé à celui de la petite nation francophone d’Amérique qu’il a voulu prendre en charge.