On sait que le « jeune Marx » – après la soutenance de sa thèse de doctorat (1841) en philosophie à l’Université d’Iéna, qui portait sur la différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d’Épicure – devint, en 1842, collaborateur puis rédacteur en chef de la Gazette rhénane (Rheinische Zeitung). C’est à ce moment qu’il y publie une série d’articles concernant les débats à la Diète rhénane touchant le « vol de bois » par les « exclus » de l’époque (pauvres et indigents) sur les grandes propriétés terriennes. Ceux-ci seront « jetés hors de l’ordre civil »… et cela, à l’intérieur même de leur propre société par de lourdes peines d’emprisonnement ou des travaux forcés. Nous sommes dans le contexte d’une vive lutte entre le libéralisme rhénan – la Gazette rhénane est alors considérée comme l’instrument, le véhicule d’une raison critique, elle-même issue d’une tradition libérale importée de la philosophie des Lumières – et l’aristocratie prussienne possédant les terres.
En cette époque d’un capitalisme naissant, le « droit de propriété » sera vivement interrogé par Marx. Son propos s’élargira en une critique radicale de la propriété privée des moyens de production et d’échange ; il s’opposera aux impositions mortifères du grand capital, à sa légalisation des aliénations dont celle, cruelle, d’une création artificielle de la pauvreté qui, encore, nous interpelle. En somme, c’est tout ce que la puissance réelle et abstraite du « droit de propriété » peut produire d’inhumain, d’« insocial » qui sera mis au jour tant par le Marx des jeunes années ou celui dit de la « maturité » que par les penseurs « critiques » de notre époque. C’est dire que cette critique des « puissances invisibles » qui nous asservissent a pour nous conservé toute sa pertinence en notre ère de mondialisation, de globalisation marchande et de privatisation généralisée du monde par une déraison et une violence infernales. Serait-ce là la conséquence d’une appropriation privée de toutes les formes de richesses naturelles, sociales, culturelles, environnementales et scientifiques ? Toujours est-il que Marx ne cherchait point – à la manière d’un Rousseau – à retrouver avec nostalgie une « nature humaine » qui n’aurait pas été corrompue. L’humanité devait et pouvait, à ses yeux, créer un ordre civilisationnel décent pour tous et toutes et ne « dépossédant » personne…
Voilà l’une des plus étranges énigmes de notre monde : cent soixante-six ans après les premiers articles de Marx sur le « vol de bois », nous sommes encore sous le joug d’inégalités grandissantes, sur les plans économique et social, et en présence d’exclusions multiples, d’une « liberté » abrégée, circonscrite par des pouvoirs malveillants. Est-ce là une « avancée » de l’Histoire que cette marchandisation outrancière des choses et des êtres, qui empêche ainsi l’émergence d’une collectivité et d’une individualité nouvelles ?