Souveraineté absolue et maternité plurielle dessinent la trame de fond d’un ouvrage où histoire et sociologie se croisent d’une manière inaccoutumée. Voici Marie-Thérèse d’Autriche, l’impératrice-reine et la mère régnante.
Après avoir exploré l’histoire de l’amour maternel du XVIIe au XXe siècle, la sociologue et philosophe Élisabeth Badinter, spécialiste des Lumières, porte son microscope sur l’empire des Habsbourg, son impératrice toute-puissante et sa progéniture abondante, laquelle servira son pouvoir tout au long d’un règne de quatre décennies.
Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) est au regard de Badinter la seule reine de son temps à avoir réussi sur trois fronts. Elle exerça un pouvoir souverain et fut une mère dévouée ainsi qu’une épouse aimante. Quand elle hérite des États des Habsbourg à 23 ans, elle est mariée à son ami d’enfance François-Étienne, duc de Lorraine et de Bar, qu’elle aimera jusqu’à son dernier souffle. Les rumeurs le disent volage, mais leur histoire d’amour serait indiscutable. Aussi dormiront-ils dans le même lit, pratique impensable à l’époque. Outre l’intimité, ils partageront la régence de l’Empire durant 25 ans. Personne au demeurant n’est dupe : en bonne intelligence, François-Étienne gère les affaires, Marie-Thérèse s’occupe du politique. Tous conviennent que l’impératrice est une diplomate hors pair et reconnaissent « l’autorité, la fermeté, la volonté, l’assiduité, la clarté de jugement » qui sont siennes.
Pendant deux siècles, l’Europe a été dominée par deux puissances, la France et la Maison d’Autriche. Marie-Thérèse œuvrera au renversement des alliances. Bourbon et Habsbourg, d’ennemis deviennent alliés, événement que deux mariages scelleront : la reine fait épouser la petite-fille de Louis XV à son fils aîné Joseph II et la fille de Charles III d’Espagne à son fils Léopold II. Elle n’a pas attendu leur âge adulte pour contrôler la vie de chacun de ses enfants et les préparer à être à la disposition de la monarchie pour la faire rayonner sur l’Europe entière.
En dix-neuf ans, elle mènera à terme seize grossesses ; trois enfants seulement mourront en très bas âge. Fait inhabituel en ces temps-là, elle sera une vraie mère, préoccupée par leur santé, leur éducation, leur développement. Même les conditions d’hygiène sont surveillées, ce qui n’empêchera pas l’épidémie de petite vérole de faire ses ravages. La mère sera là pour soigner les sept enfants qui en seront atteints, et pleurer les deux qui n’en guériront pas. Les précepteurs et préceptrices du clan reçoivent des instructions détaillées de la mère eu égard aux défauts de chacun qu’il faut veiller à corriger. Elle se révèle alors sévère et très autoritaire. La raison impériale l’emporte souvent sur l’élan maternel. Marie-Christine, sa fille préférée, est la seule à qui elle accordera un mariage d’amour. Pas étonnant qu’on l’ait surnommée « la belle-mère de l’Europe ».
Grand paradoxe, la femme qui possédait un rare pouvoir prie ses filles de ne pas se mêler de politique, et de se consacrer à être de bonnes mères et de bonnes épouses. « Nous sommes sujettes à nos maris, nous leur devons obéissance », conseillera-t-elle à Marie-Christine. Elle ajoutera : « [N]e lui faites jamais sentir votre supériorité ». Plus tard, elle changera d’avis, en toute vraisemblance pour servir ses intérêts à épier, voire à espionner les autres cours européennes : « À compétence égale, il n’y a pas lieu d’exclure les femmes de la diplomatie ».
Les sentiments dépressifs qui l’ont hantée sa vie durant reprennent leurs droits quand décède son cher époux en 1765 et envahissent son existence au point où, se faisant davantage recluse, elle ne quittera plus sa tenue de grand deuil. Au départ de Marie-Antoinette pour la cour de Versailles, elle perd sa dernière enfant, tandis que la corégence avec son fils préféré Joseph II s’avérera fort tumultueuse et leur vision, antagonique. « Elle avait sous-estimé le désir de gloire et la volonté de pouvoir de son fils. » L’impératrice meurt en 1780. La fratrie des aînés va se fracturer et se disputer allègrement, mais les quatre derniers enfants resteront unis. La Révolution française et la décapitation de sa fille lui seront au moins épargnées.
Ouvrage très niché, Les conflits d’une mère présente un solide appareil de notes. Il rencontrera son lectorat auprès des férus d’histoire, des spécialistes de la sociologie de la maternité ou des esprits curieux. Il lui offrira le portrait tout en nuances d’une femme puissante ni angélique ni diabolique, d’une mère attentionnée tout autant que d’un être humain imparfait comme tout un chacune.