La richesse d’une littérature locale et son apport à la littérature mondiale tiennent non seulement à ses auteurs, aux lecteurs, aux mouvements, aux commentateurs, aux diffuseurs et autres éléments de la chaîne symbolique, mais également aux genres narratifs qu’elle crée pour l’humanité. En Haïti, il est un type de récit appelé lodyans. Il s’agit d’un art de la voix et de la miniature, de l’économie maximale, d’un art de la mosaïque où se croisent et se décroisent, toujours comme à côté, les chemins de la vie.
En plein soleil, à la faveur de la nuit ou à l’occasion d’une veillée funèbre, un homme ou une femme ouvrent la boîte à mémoires et rappellent pour la communauté les événements qui la fondent. On comprend (comprendre ne justifie jamais accepter) pourquoi le duvaliérisme s’est si férocement attaqué à ces fileurs et fileuses du passé et du possible. Est-ce parce que, comme le soutient Georges Anglade dans la préface de son recueil de lodyans, le genre constitue peut-être « la forme fictionnelle par excellence du fonds culturel haïtien » ? La réponse demande réflexion. Quoi qu’il en soit, les 34 créations qui se rencontrent à l’occasion de son recueil témoignent de l’extrême adresse des pulsions qui savent quand elles doivent se réfugier dans leur tanière pour laisser passer l’ennemi et quand elles doivent danser pour faire surgir le rire et les passions.
Ce sont d’abord les belles histoires du pays de son enfance, le pays de Quina, terre de cyclones, que l’auteur raconte avec un délicieux humour. Qu’il nous parle des préparatifs mortuaires de Mademoiselle Vélianne Brunet, vierge sa vie durant, de la science des crabes ou du silence courant sous les brouhahas du marché de Port-au-Prince, le bouillonnement d’une société agite le récit, avec ses clans et ses familles, ses lots d’interdits et ses mythes.
On assiste en somme au cours d’une sorte d’histoire naturelle cousue par la conscience de la culpabilité et de la nécessaire liberté intérieure et juridique. Le fil de la seconde partie, « Port-aux-Morts », apparaît sans qu’il soit nécessaire de commenter : de la politique de déboisement (établie pour éliminer tous les boisés susceptibles de cacher des opposants au régime ou de permettre une invasion) à celle du café, « une saignée à blanc pour un blanc de mémoire » vide le sang collectif comme aux temps coloniaux. La force du lodyans vient alors de ce qu’il perpétue malgré tout le canal d’énergie. La troisième série peut alors affronter l’exil et énoncer les décalages culturels. Les histoires circulent et migrent en jouant à merveille de la dérive et de l’altérité. Imaginons un instant Jules III débarquant le lendemain de son arrivée en terre québécoise à Nédgé (c’est-à-dire notre -Dame-de-Grâce à ses oreilles de nouveau venu) et apercevant dans le parc, en plein hiver, une femme noire promenant un chien blanc et ramassant le caca avec une pelle. Avouons qu’il pourrait y avoir de quoi surprendre… si on ne savait que le Nouveau Monde recèle d’insoupçonnables mystères…