Un lock-out qui prive les travailleurs du moulin à papier de leur grève annoncée, les scabs qui envahissent la petite ville, les « grévistes » qui prennent possession de l’usine, la police qui les en chasse. Quatre jeunes hommes désœuvrés et surtout perdus : une errance du corps et de l’âme à la recherche peut-être du temps perdu, mais surtout à la recherche d’un sens qui leur échappe.
Au centre du récit, Steph, le narrateur, et ses amis Chico le frisé, Piston le poète, Crevette le rocker et, légèrement en retrait, Charles, le fils du gérant de l’usine. Cinq jeunes en mal d’être, dont quatre ont lâché les études pour travailler au moulin, quelque part dans cette Acadie de la baie des Chaleurs. Charles, le fils favorisé, étudie, lui, bien au loin, dans un collège. Et un été suffocant comme on n’en connaît pas beaucoup dans cette région. Le climat pèse lourd et « le temps ne passe pas », de constater Steph.
Le récit est un retour en arrière, alors que Steph est interrogé au poste de police à la suite des événements qui ont conduit à l’occupation de l’usine par les grévistes puis à leur évacuation forcée. En arrière-plan, l’amour de Charles pour Steph crée une ambiguïté dans leur relation et ce dernier se questionne. L’homosexualité n’est jamais abordée ouvertement, mais elle colore leur relation. Demeure la question : qui est cet ennemi que Steph connaît ? Toute la prise de parole de Steph tourne autour de cette question. Il y a cette vie sans sens, ce milieu étouffant, ses désirs inassouvis si tant est qu’il puisse les identifier. La mort ne peut être qu’inéluctable : ce sera celle de Charles aux prises avec un désir d’être qu’il croit inaccessible.
D’une certaine façon, chacun des personnages est porteur d’une des facettes du caractère de Martin Pître qui, tout comme Charles, se suicidera le 15 novembre 1998. Il était né le 23 février 1963. En 1999, Rodrigue Jean adapte le roman au cinéma sous le titre de Full Blast (1999), un excellent film qui préserve l’essentiel de l’original.
Martin Pître a laissé quelques livres pour enfants et deux recueils de poésie, À s’en mordre les dents(1982) et La morsure du désir (1993), qui méritent, eux aussi, une relecture.
Prix France-Acadie 1996, L’ennemi que je connais ne s’adresse pas spécifiquement aux adolescents, mais parce qu’il met en scène des jeunes d’à peine vingt ans et qu’il utilise une langue proche de l’oralité, tout en y insufflant un style vif qui ne dédaigne pas l’image, il peut les intéresser. Pître a créé un univers qui rejoint un large éventail de lecteurs. Nulle surprise que Perce-Neige le réédite ; il aurait été dommage de le laisser dans l’oubli.
Il y a eu peu de modifications entre l’édition originale et la nouvelle ; seuls quelques éléments, en particulier syntaxiques, ont été modifiés. Et c’est heureux.