Trente ans, c’est à la fois peu et beaucoup. Après ce laps de temps, la Charte de la langue française de 1967 a-t-elle suffisamment pacifié le décor linguistique pour qu’on laisse tomber certains de ses irritants ou faut-il, au contraire, lui redonner du muscle ? Nul ne pouvait mieux répondre à ce type de questions que Jean-Claude Corbeil. Linguiste ingénieux, auquel on doit le Dictionnaire visuel, il est en mesure de dire pourquoi s’est imposée cette Charte, comment elle a modifié le rapport de force entre le français et l’anglais dans le système scolaire québécois, en quoi elle concerne l’immigration autant que le monde du travail, quelles cibles elle a ratées et quelles retouches il convient de lui apporter… Mission pleinement accomplie.
Ce livre répond d’abord aux exigences de la mémoire. Sans le rappel du tumulte de Saint-Léonard et du cafouillage à propos du projet de loi 63, la pertinence et même l’urgence de la Charte de la langue française disparaissent. Les jeunes générations ne voient plus sa raison d’être et les moins jeunes elles-mêmes n’y voient qu’un instrument folklorique et gentiment désuet. C’est pourtant au virage dont elle demeure le symbole que le Québec doit d’avoir orienté les enfants d’immigrants vers l’école française, réduit l’écart de rémunération et de prestige entre francophones et anglophones, freiné l’anglicisation de l’affichage… De tout cela, Corbeil témoigne avec clarté, tonus et fierté.
Chantier à fermer par conséquent ? Plutôt à réorienter. Les entreprises de moins de 50 employés tardent à se franciser, l’enseignement de l’anglais langue seconde ne recourt pas encore à l’indispensable immersion, avec le résultat que beaucoup de jeunes demandent aux cégeps anglophones de leur apprendre une langue dont l’école ne leur a pas donné la maîtrise, le renouveau pédagogique est si bancal que perdurent les carences du français parlé et écrit au Québec, les services publics, en utilisant le répondeur automatique ou Internet, accordent à tous un libre accès à l’anglais, etc. Le grand changement, note Corbeil, c’est que les menaces qui pèsent aujourd’hui sur le français au Québec découlent non plus tellement de préséances sectorielles de l’anglais dans le monde commercial ou les communications des conglomérats, mais de l’hégémonie globale de cette langue. Le seul contrepoids, ce sera la cohérence de chacun et de tous. Ce livre en rappelle la pressante nécessité.