L’exergue, tiré des Mémoires du cardinal de Retz, donne le ton : « La vérité jette, lorsqu’elle est à un certain carat, une manière d’éclat auquel on ne peut résister ». Voilà ouverte l’éclaircie, celle d’une photo sur laquelle le narrateur, bébé, lève son regard vers les branches d’un cèdre, l’arbre de sa mémoire. C’est de lumière et d’ombre qu’il s’agit, entre le narrateur et sa sœur Anne, à deux doigts de la relation incestueuse, sans accomplissement. Nul besoin : une voluptueuse diablesse veille au grain, qui embrasse tout aussi bien : Lady Lucie, riche, archéologue et peut-être membre d’une société secrète (un des ingrédients de Sollers), vient occuper la place de l’impossible.
Mais les sœurs – et les femmes – vont se multiplier à travers la peinture de la grande peinture de deux anarchistes, le premier, civilisé, le second, pirate. Manet est un matérialiste, permanent. Seul Picasso, l’homme de main, fait le poids, guidé par l’audace absolue de son regard. Le peintre de l’Olympia ne s’embourbe pas dans les sphères éternelles de Mallarmé ; il va droit vers une fleur ou un poisson, sans compter « cette femme-là, pas une autre », à ce moment-là. De son côté, l’Andalou n’hésite pas un instant à se lancer dans la lutte, comme son prédécesseur. Voyez Guernica. Avec Manet, « une éclaircie sans précédent » animait « le temps et l’espace » ; il entrouvrait l’abîme de la civilisation, son éternelle déchéance, et se passionnait pour Haydn plutôt que pour Wagner. Sequere deum ; il suit le dieu et sait donc, comme Picasso (dont la sœur cadette, Lola, intensifie l’aura de mystère du Minotaure), faire passer Victorine, Berthe, Méry et combien d’autres du statut de femme de la masse à celui de déesses définitives. Manet est le peintre de l’« indifférence divine », il nage en hauteur, prend toujours les vagues du bon angle et ainsi, ne s’écrase jamais dans la bêtise ambiante. Picasso « avale vite tout ce qui est autour de lui », il se saisit lui-même de tous les côtés à la fois, en même temps.
Roman, L’éclaircie ? Titrons autrement : Édouard Manet et Pablo Picasso, romans, comme le Henri Matisse, roman, d’Aragon, 1968 (notez la date). Pour Sollers, chaque tableau de Manet et de Picasso constitue en lui-même un roman puisque, comme le dit ce dernier, la peinture et le dessin, machines à mémoire, donnent à voir l’esprit du temps à venir : « [I]ls prévoient l’archive ».