Si William H. Gass mit pas moins de vingt-six ans à écrire Le tunnel, son traducteur, Claro, ne compta pas non plus les années. Depuis 1995, date de la publication originale de ce roman que certains critiques américains ont salué comme un chef-d’œuvre, le comparant à La recherche du temps perdu de Proust, à l’œuvre de Musil ou même de Joyce, personne avant Claro n’avait tenté le coup. Roman intraduisible donc, une sorte de décalque introspectif postmoderne ultranoir des Bienveillantes de Jonathan Littell, un long et douloureux procès de la conscience humaine. Il y est question d’un professeur d’histoire obsédé par sa souffrance, qui n’arrive pas à mettre un point final à une somme sur l’Allemagne nazie. À la place de rédiger l’introduction de son ouvrage, il écrit ce livre et, parallèlement, creuse dans son sous-sol un tunnel. C’est un peu pour fuir sa femme qu’il exècre, mais beaucoup pour rien : l’entreprise n’a de valeur que par sa gratuité, son insignifiance, son non-sens, comme toute action humaine. Voilà pour l’histoire qui, racontée comme ça, paraît presque banale.
Un journaliste français a dit de ce livre qu’il était trop parfait ; le lecteur y trouverait difficilement son air. Pas une seule page en effet qui ne se donne à lire simplement. Le narrateur, par exemple, parle de son enfance vécue dans un coin paumé d’une Amérique en pleine dépression (avec la même intensité qu’un Joyce décrivant l’enfer dans Portrait d’un artiste en jeune homme) ; au milieu de cette touchante réminiscence, un poème en caractères gras sur une nonne vicieuse, et à la fin du passage une suite de phrases sans début ponctuées du mot tat. Ainsi de suite, à l’intérieur de 700 pages bien tassées. L’auteur explique, dans une entrevue accordée au journal Libération, avoir voulu transposer dans l’écrit la musique dodécaphonique, et qui plus est en la réinventant ; c’est dire toute l’importance de la créativité dans ce roman inclassable. En fait, il faut peut-être le lire avec la même énergie que l’on mettrait à déchiffrer un ouvrage de philosophie moderne, ou l’œuvre complète d’un poète. Car le message ne manque pas de profondeur. Et puis, on doit bien à l’auteur de travailler soi-même un peu.