Derrida a toujours combattu vigoureusement la phénoménologie et son « idéologie » de la profondeur. Son œuvre ne cesse de reprendre une histoire de l’il coupé dont ce livre radicalement hétérogène, consacré au travail de Jean-Luc Nancy, forme un autre chapitre à archiver. Parcourant le vaste continent inauguré par Aristote, nous abordons aux rives de la limite, là où le corps de qui touche se trouve du même coup touché par l’autre, par sa langue et son cur – opération ici nommée « Se toucher toi ». En fait, le toucher dépasse évidemment de loin le simple plan tactile et s’expérimente par tous les sens tant dans les relations quotidiennes que dans une relation soignant-soigné. Il y a en effet, comme l’a montré Martine Montalescot (dans Le toucher relationnel), les touchers du regard, de l’affection, de l’écoute, du dire et de l’attitude, chacun permettant de vivre les communications physique et énergétique.
Si la pensée de Nancy constitue un événement, c’est qu’elle appartient au courant qui tente de penser depuis plusieurs années une nouvelle pragmatique de la communauté et de la socialité, pragmatique qui s’arrime à l’amitié, non pas comme fusion entre les amis et retrait du politique, mais au contraire dans la saine distance entre amis, rendant possible l’espace public. Revenant au corps, Nancy aurait donc développé, aux yeux de Derrida, un « mouvement de la caresse », un geste religieux, un baiser salvateur sans salut, déjouant – peut-être – la vision de Thomas. Dans l’acte exact de chair que donne le contact, la main et la voix inscrivent le rapprochement, le rythme, le nom et l’appel de l’entre-nous dans le temps de ce que Joël Clerget appelle la « disposition haptique », vocation politique à rencontrer l’autre sans céder à la violence et en lui étant présent par la peau et qu’elle recèle en ses couches. En d’autres termes, touchant et touché disent la beauté de l’intouchable, de l’écart du désir. J’ai toujours fait confiance à Derrida, aujourd’hui plus que jamais. J’aime en lui l’abandon, sa générosité. Ça me touche là…