Que de jours et de nuits se sont succédé sous le toit du Maroc, du Maghreb et du Moyen-Orient depuis la parution de O mes sœurs musulmanes, pleurez ! en 1964. Témoignage naïf mais combien poignant d’une Algérienne quand, devenue nubile à douze ans, elle se voit soudain privée de toute liberté et mariée. La liberté, elle en avait été instruite à l’école en côtoyant des fillettes européennes. L’horizon s’est-il éclairci depuis ces temps qui paraissent assez lointains ?
Cinq décennies après le cri de la jeune Algérienne Zoubeïda Bittari, la coercition, la cravache si besoin est, contrôlent encore la vie des femmes marocaines qui n’ont guère le choix que de se plier à la prérogative sexuée et sexuelle de l’homme ; voilà en résumé le tragique constat d’Osire Glacier, spécialiste de l’histoire des femmes et des droits de la personne dans le monde arabe. Dans son dernier essai, Le sexe nié, elle atteste une fois de plus la lourdeur du fardeau imposé au deuxième sexe en terre d’islam, en s’appuyant sur divers témoignages révoltants, quelquefois stupéfiants. Chevauchant deux manières, l’une théorique et sociologique, l’autre pratique et explicite, la traversée des champs culturels et psychosexuels qu’Osire Glacier nous propose ne ménage pas ses surprises. Elle dissèque pour nous le pouvoir masculin et son discours, lesquels s’approprient le corps et l’esprit des femmes, et dans la foulée jusqu’à la procréation, l’avortement, même l’allaitement. « En hommes puissants, la direction du sexe leur incombe. Et quand ce statut leur est refusé, certains hommes n’hésiteront pas à l’exiger par tous les moyens […]. » Des descriptions brutales s’entremêlent très habilement à la perspective sociopolitique de l’autrice. Le socle de ce pouvoir des hommes est la sexualité, défend-elle, et le langage, son ciment. « Le langage établit un lien entre les hommes, mais dans le mépris des femmes. » Le patriarcat qui s’échafaude sur le sexisme d’État et l’interprétation masculine de la religion scelle presque hermétiquement le libre arbitre des femmes.
L’essayiste se réclame des cadres théoriques de Pierre Bourdieu et de Michel Foucault. Elle recourt à l’expression « être né avec un vagin » pour marquer avec force que cet être humain voué à devenir une femme n’accomplira son destin qu’au prix d’une négation de son corps, de son intellect et ultimement de sa vie. Le forçage culturel pénètre d’abord le corps par maints gestes et déprédations pour faire capituler l’esprit et aliéner la moindre expression de liberté. Parmi plusieurs actes de renoncement, Glacier pointe la nuit de noces et son rituel collectif où les cris de douleur de la jeune vierge se noient dans les youyous frénétiques des femmes présentes à la cérémonie. « […] parce que le sang de la défloration symbolise l’acte sacrificiel par lequel les personnes nées avec un vagin ont effectivement renoncé à elles-mêmes pour devenir un sexe pour l’autre et un corps pour l’autre. »
Si certains interdits et musellements ne nous sont pas étrangers, au Maroc ils sont exacerbés à un point tel qu’on se demande comment ne s’organise-t-il pas une véritable révolution, un printemps des femmes. À leurs risques et périls, certaines (combien ?) femmes échappent à ce déterminisme ou le refusent pour emprunter un hasardeux chemin d’indépendance. Pour preuve du danger, chaque jour quelque 600 avortements clandestins seraient pratiqués au Maroc et 36 bébés (!!!) retrouvés dans des poubelles. Ce qui fait dire à la lauréate du Goncourt 2016, Leïla Slimani dans Sexe et mensonges. La vie sexuelle au Maroc (2017) que « [l]a situation des femmes au Maroc n’est plus tenable ».
La liste est longue des plaidoiries en faveur d’un changement draconien des règles patriarcales dans le monde musulman. Lire Lolita à Téhéran (2003) d’Azar Nafisi, Mariée de force (2004) de Leila, Le voile de la peur (2006) de Samia Shariff, Prisonnière à Téhéran (2008) de Marina Nemat, Les putes voilées n’iront jamais au paradis ! (2016) de Chahdortt Djavann pour n’en citer que quelques-unes. Notre compatriote Djemila Benhabib, dans son ouvrage Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident (2011), argue que « [l]es faits et les chiffres sont là, aussi accablants les uns que les autres, pour démontrer que les pays arabes et musulmans occupent les premières places du palmarès lorsqu’il est question de discrimination et de violence à l’égard des femmes ». Le sexe nié, émaillé de références littéraires, ajoute sa pierre angulaire et sa solide perspective politique à l’acte d’accusation. Mais le Maroc est un pays jeune, et la culture n’est ni un destin ni une fatalité, conclut Osire Glacier.