Grâce à un renseignement de source anonyme, un petit policier à la carrière assez terne, Sartaj Singh, réussit à coincer Ganesh Gaitonde, le « seigneur de Bombay », un grand caïd qui a échappé jusque-là à toutes les traques menées contre lui. Quand Singh parvient à entrer dans le bunker où Gaitonde s’est réfugié, il découvre son cadavre, une balle dans la tête, avec celui d’une belle inconnue. Pourquoi l’homme qui a fait courir depuis tant d’années toutes les polices du pays s’est-il suicidé ? Qui est cette femme à ses côtés ? À partir de ces énigmes, le roman de Vikram Chandra suit deux pistes.
D’abord, celle du policier Singh, sikh trentenaire que sa femme a quitté et qui essaie de faire au mieux ce qu’on attend de lui. Caméra à l’épaule, l’auteur nous le montre sillonnant les rues de Bombay tantôt pour les besoins de ses enquêtes (il en mène plusieurs à la fois), tantôt pour s’enquérir du bien-être des siens, que ce soit la famille de son ex-adjoint assassiné durant le service, sa vieille mère, une femme forte qui a échappé aux émeutes qui ont précédé la partition de l’Inde, ou encore Mary, une humble coiffeuse, dont il deviendra amoureux. Sur fond de magouilles policières et sur des airs de chansons de films populaires, Chandra nous entraîne avec lui dans de multiples Bombay : celui des bidonvilles (bastis), celui des quartiers chauds, celui des temples hindous et celui des plateaux de cinéma.
En alternance avec les pérégrinations de Sartaj, le lecteur découvre progressivement la vie de Gaitonde grâce à des notes que ce dernier a laissées derrière lui. Dans ces longs flash-backs, il raconte ses débuts et son ascension dans le monde du crime, son emprise progressive sur un basti de Bombay, son entrée par la porte de service dans les affaires politiques du pays en même temps que sa fascination pour l’enseignement hindouiste. De ce personnage contrasté, capable de pleurer en regardant un film mais prêt à tuer la minute suivante, on suit la piste des frontières du Tibet jusqu’aux beaux quartiers de Singapour, en passant par Munich et Los Angeles.
En dépit de ce que peut faire croire ce résumé, l’intérêt du Seigneur de Bombay ne réside pas surtout dans son intrigue policière. En effet, l’auteur multiplie tant les intrigues secondaires, aborde tant de thèmes et rapporte tant d’histoires individuelles sans lien apparent avec le sujet initial que l’intrigue s’en trouve vite noyée. Ce qui est perdu en suspens est toutefois largement compensé par l’humanité avec laquelle Chandra peint tous ses personnages. Au sortir de ce long roman de mille pages, ce sont eux qui continuent d’habiter l’esprit du lecteur. Sous ses airs de polar, Le seigneur de Bombay se révèle finalement un époustouflant portrait de société.