L’ogre, l’être imaginaire par excellence, celui par qui le malheur arrive, un être surdimensionné à l’appétit féroce, se nourrissant de chair humaine et affichant un goût marqué pour celle, rose et tendre, des petits enfants. Ainsi, l’histoire de Pierre Péju s’ouvre sur un conte qui ne présage rien de bon.
À l’été 1963, à l’occasion d’un séjour à Kehlstein, un adolescent français, Paul, rencontre une jeune Allemande, Clara. Le séjour est bref, certes, mais l’événement sera marquant dans la vie des deux jeunes.
Paul ne sort jamais sans ses pages blanches et son crayon ; il ne croque ni visages familiers ni paysages. « Sous la mine de plomb surgissent des visages fantastiques, creusés, échevelés, ou des corps bizarres aux membres comme des branches. » Clara, elle, serre constamment sa caméra contre elle. « Ma caméra me suit partout […]. Elle voit ce que mes yeux ne voient pas. » Voilà deux enfants d’après-guerre qui se croiseront tout au long de leur vie, deux destins qui prolongeront ceux de la génération de leurs parents, durablement marqués par la guerre.
Pierre Péju nous raconte avec finesse et sensibilité une autre tourmente, celle de deux artistes en quête de sens face à l’irréparable, deux êtres marqués par les cicatrices d’un autre temps et qui tentent de se dépêtrer d’un passé encore trop présent afin d’éviter le retour du même. Jusqu’au terme de leur vie, la sculpture et la photographie demeureront pour Paul et Clara une tentative de partage, comme tous les arts : lui statufie à grands coups dans la pierre et le métal la douleur innommable alors qu’elle immortalise sur papier glacé les visages qu’elle traque dans le viseur de sa caméra, ces visages qui montrent la peur, la souffrance devant une mort imminente.
Une fin magnifique vient clore cette histoire de guerre, de trahison et d’amour.