Après le roman De belles paroles paru en 2003 et trois recueils de nouvelles qui l’ont précédé, Esther Croft nous donne un ensemble de dix récits émouvants, d’une facture achevée. Un homme revient tous les ans sur la tombe de celle qu’il a connue au temps des études, morte à ses côtés dans un accident. Une adolescente qui se sait laide et peu intelligente tente de se suicider. Une femme « qui n’est jamais parvenue à pénétrer totalement dans la vie » et qui va mourir pense à l’homme aimé qui a tout fait, mais en vain, pour la rendre heureuse. Une musicienne âgée décide contre l’avis de ses enfants de revenir vivre chez elle au sortir de l’hôpital.
Les recueils antérieurs exploraient souvent les rapports parents-enfants conflictuels et douloureux. Cette fois-ci plusieurs récits reprennent ce thème en l’abordant du point de vue des parents : que n’ont-ils su voir, quelles paroles n’ont-ils su prononcer qui auraient évité les malentendus de toute une vie, pourquoi n’ont-ils pu dire leur tendresse ? Si ce recueil élargit l’éventail des situations et des personnages – en général plus âgés et souffrants -, la difficulté des relations interpersonnelles en constitue toujours la substance. Le couple dans son histoire y a une place privilégiée, vue par des retours en arrière à travers les yeux de l’un des protagonistes : il reconsidère ses réussites, ses rêves et ses moments de bonheur comme ses tâtonnements, ses déceptions, ses échecs. « Le reste du temps » : c’est-à-dire les mois ou les jours devant soi alors que l’échéance ultime se rapproche, parfois annoncée. Que faire de ce « reste » pour redresser ce qui peut l’être, pour racheter, sauver ?
Les divers plans temporels glissent habilement les uns sur les autres et les destinées individuelles s’imbriquent en un tissu serré. La mélancolie voile souvent ces récits rétrospectifs, qui sont des récits de la dernière chance. Les personnages paraissent s’acheminer vers l’anéantissement inéluctable. Non, cependant : le happy end, quand il intervient, n’est pas l’effet d’un coup de pouce arbitraire mais un acte de foi. L’être humain, même s’il s’est enfermé pendant des années dans le mutisme ou la rancœur, peut trouver – ou retrouver – la capacité d’aimer et celle de s’exprimer.
Esther Croft le dit en toute simplicité, sans apprêt : l’enjeu est trop grave pour permettre des fioritures de style et de forme ou la recherche d’effets dramatiques. Son écriture, plus apaisée que dans les premiers recueils, évolue vers une sobriété délibérée qui touche et dégage l’essentiel. Face à l’immense misère du monde, écrire peut sembler inefficace si ce n’est dérisoire (l’idée est effleurée) et cependant nécessaire parce que, inlassablement, l’écrivain revient sur ce qui, tout à la fois, l’obsède et le fait vivre : chercher une voie vers la paix, vers le bonheur, vers notre vérité.
La nouvelle « Libre chute », une des plus belles du recueil, donne un échantillon remarquable de l’art du récit bref que pratique Esther Croft. Un chalet au bord d’une rivière : un vieux couple y passe son dernier été. Elle, peintre, se sait condamnée. Lui, violoniste, comprend que cette femme aimée se laissera emporter par le courant le jour qu’elle aura choisi. Il se sent prêt à la suivre. Ensemble ils ont été heureux. Le primordial est rassemblé en ces pages, sur lesquelles s’achèvent la vie des personnages et le recueil. Vieillir, se souvenir sans amertume, réfléchir sur l’expérience du temps, regarder la mort sereinement, jusqu’au dernier moment s’entourer de musique. La beauté de la nature, celle des êtres, l’amour qu’ils ont partagé.