Ce livre est important ! Au moins autant que le sont les écrits de Francis Fukuyama et de Robert Nozick. Loin de moi l’idée de comparer la pensée primaire de Guy Sorman à celle des deux grands philosophes états-uniens ; ce serait une insulte à leur œuvre. Mais je soutiens qu’il ne faut pas éviter le débat, d’autant plus que l’idéologue a parfois raison pour de mauvaises raisons et que ses arguments sont avancés à partir d’une position combinant la mauvaise foi la plus patente avec l’aveuglement le plus déroutant.
On a pu croire que Guy Sorman était un tenant de la pensée libérale et qu’il était l’un des défenseurs les plus valeureux de la pensée dominante de la mondialisation. Mais avec ce livre, on comprend désormais qu’il n’en est rien. Un mot fait d’ailleurs partie de son lexique : maîtrise… le progrès permet de maîtriser le vivant, l’information, l’énergie, l’hybridation, etc. Nous sommes là au niveau de fantasmes assoyant le fétichisme de l’économisme et de la science (de la technique, serait-il plus juste de dire, selon la distinction désormais incontournable établie par Heidegger). Une pensée binaire et dichotomique obsolète met en opposition deux chaînes. La chaîne du Mal : écologie = archaïsme = irrationnel = sauvage = inculte ; la chaîne du Bien : capitalisme = moderne = rationnel = civilisé = progrès = évolution. Bien sûr, le marché est libre, tout est transparent et les transnationales sont généreuses (elles n’auraient pas le choix). Que cette défense et illustration de la « citoyenneté d’entreprise » s’ouvre avec Denis Diderot frise l’indécence.
D’une incroyable habileté à produire comme des vérités les sophismes les plus retors, Monsieur Sorman s’en prend vertement à toutes les andouilles ignares « que sont les journalistes, les mouvements écologiques ou les associations de consommateurs ». La stratégie est simple : l’amalgame. On ne fait pas dans la dentelle. On n’a pas besoin. Qui ne sait que Monsanto, Aventis et Sygenta soutiennent contre vents et marées une « agriculture intelligente » préservant la biodiversité et améliorant « le sort du plus grand nombre, à commencer par les plus pauvres » ? Il n’y a que les tarés pour ne pas admettre que « [S]ans les fermiers américains, le monde côtoierait la famine » ou que la plupart des experts soutenant la thèse d’un réchauffement de la planète (et particulièrement ceux de l’IPCC, l’International Panel on Climate Change) sont des cons de première. Et on ne va quand même pas questionner les manipulations génétiques ou la grandeur du nucléaire (surtout depuis que les magnanimes autorités états-uniennes veulent protéger le bon peuple en rappelant qu’Al Qaïda veut s’en prendre à leurs centrales) ! Il faudrait vraiment un méchant communiste pour proférer pareilles insanités.
Bref, la stratégie de Monsieur Sorman consiste à remplacer la pensée par la caricature et à favoriser des amalgames intenables en confondant intentionnellement les sociologues marxistes (de qui parle-t-on ?) avec Greenpeace, les Amis de la Terre, les ecowarriors et les ONG (signifiant maudit). Qu’il faille combattre l’obscurantisme new age et les formes de terrorisme qui s’opposent sur la base de la peur à la mondialisation, à toutes les recherches sur le clonage et aux avancées de la technique, je n’en doute pas un instant et je m’y emploie moi-même à mon niveau, Ken Wilber et Jean-Luc Nancy (pour ne nommer que ceux-là) nourrissant ma réflexion.
Enfin, il semble que Monsieur Sorman entretienne avec ses adversaires ‘ tous des imbéciles, c’est l’évidence pour lui ‘, les terroristes écologiques, une relation médiatique semblable à celle qui marie Saddam Hussein et George Bush : chacun des clans (car il faut quand même mentionner que Monsieur Sorman ne parle pas qu’en son nom propre) satanise l’autre et l’accuse de manipuler l’opinion. Après tout, pour le Roi Sorman, un financier n’est-il pas qu’un simple financier, homme éclairé s’il en est un ? Bénissons les transnationales !