Alain Beaulieu est connu pour ses romans sur la ville de Québec, pour sa manière habile et truculente de dépeindre un milieu. Dans Le postier Passila, il change de décor, ce qu’il avait fait aussi dans certains romans pour la jeunesse, non sans conserver ce rapport intrinsèque avec le lieu. L’action se déroule dans un village latino-américain imaginaire nommé Luduvia ; un postier de la grande ville (jamais nommée, et évoquée comme un repoussoir, un monde hostile et éloigné) accepte une affectation dans un bled, loin des tracas amoureux de la cité et des manigances de ses collègues. Eduardo Passila arrive au sein d’un espace nouveau, marqué par une place publique d’où chacun se scrute, surtout lui, l’étranger qui vient révéler les tensions qui couvent dans chaque village. Beaulieu dévoile un monde clos, un univers de la rumeur, où la connivence des citoyens impose à un étranger des rôles contradictoires. Le grand mérite du romancier est de faire passer la méfiance de la population, les conflits latents, les convoitises suscitées par l’avènement d’un inconnu, et de montrer l’envers du décor idyllique d’une bourgade vive, par le biais d’un métier. La poste est l’espace de l’échange, où les nouvelles circulent, où s’instituent les interactions entre les individus, entre les lieux, par les lettres et les colis. Passila découvre le village en livrant le courrier, en recevant la population à son bureau. Exercer ce métier, c’est se poser au cœur d’un discours social sans qu’on y ait été convié et se retrouver nécessairement à choisir son camp.
Le roman est scindé en trois sections, dont la centrale et la plus substantielle est narrée par Passila (qui donne sa version ébahie des faits à la suite d’un drame complexe dont il a été témoin), mais les deux autres parties visent à se distancier de ce témoignage, dans une logique qui est celle de la victime expiatoire, du catalyseur étranger. Avec les personnages vils du policier, du docteur, de la belle Estrella, Passila doit faire l’expérience de la mémoire trouble et détournée d’une population qui marine dans ses fixations, ses drames intimes, qui se donne en spectacle à un étranger à qui on cède l’avenir du village sans même l’accepter.
Si le récit reconduit les clichés sur l’Amérique centrale, terre de violence (tellurique et humaine), espace extra-logique, marqué par la sensualité et les rapports de domination, il n’en demeure pas moins que Le postier Passila captive, entre autres par son utilisation de la poésie hispanique, par la naturalisation de la fonction de maître postier, par le jeu sur les rumeurs, par l’idée de témoignage. Ces qualités nous font oublier une écriture qui abuse de la comparaison, qui n’évite pas un lyrisme un peu trop appuyé et mal cerné. Au final, le roman construit un monde de la marginalité spatiale et culturelle, qui prend appui sur les contournements du réel, sur les ruses pour faire sa place dans un espace autre, au risque de s’y perdre.