Le ton de cet ouvrage est résolument critique et provoquant : il s’agit d’un brûlot. Les auteurs (Gérard Beaudet, Paul Lewis, Jean Decarie et Daniel Gill) condamnent avec énergie les incompétences, le laxisme et le désengagement des autorités publiques en matière d’aménagement du territoire au Québec. S’appuyant sur une documentation très fournie (rapports officiels, coupures de presse, travaux universitaires), l’ouvrage fustige une politique urbaine jugée arrogante et technocratique, amnésique et myope, ignorante des mesures de protection de l’environnement et méprisante des règles minimales de consultation démocratique.
Le livre fourmille d’exemples récents : l’implantation de Loblaws sur le site de la gare Jean-Talon, le réaménagement de la côte des Éboulements dans Charlevoix, le démembrement de l’ancienne ferme des sulpiciens sur le mont Royal ou encore le projet d’implantation du CHUM dans le quartier Rosemont viennent illustrer « les multiples facettes d’une dérive générale ». Un gâchis qui se traduit notamment par la « privatisation » des services municipaux, la multiplication des expertises complaisantes, le gaspillage systématique des ressources paysagères et patrimoniales, le développement du « mitage » et la multiplication des friches industrielles.
Nos auteurs tentent d’expliquer cette dilapidation du bien public à la fois par une allégeance totale aux règles d’une économie néolibérale et par une mauvaise gestion financière. Mais il y aurait une autre raison, politique et générale, à toutes ces pratiques irrationnelles : la perspective de l’échec du projet souverainiste. L’épuisement de ce rêve d’un pays mythique et de la rationalité politique qui le portait depuis les années 1970, aurait engendré dans une urgence toute névrotique des décisions viscérales et expéditives dans le domaine de la santé, de l’éducation et bien sûr de l’aménagement du territoire. « On cherche à rassembler les conditions gagnantes, mais on ne parvient qu’à accumuler les conditions perdantes. On ignore ceux qui réclament qu’on mette fin au gâchis ou pire, on les tient pour responsables. Et on en rajoute. Comme si on estimait, inconsciemment, que le sacrifice du pays réel sur l’autel du pays mythique était le prix à payer pour s’être collectivement refusé le second. »
Sur cette toile de fond bien grise, l’ouvrage analyse « le défi » du grand Montréal et conclut à la mutation nécessaire de la ville-centre au profit d’une ville-région (« Montréal disparaîtrait comme entité municipale pour être reconstituée, redéployée comme municipalité d’agglomération »).
Pour finir, cet ouvrage dense et militant invite à redéfinir l’espace québécois avant tout comme un pays spécifique, « un pays réel », c’est-à-dire une terre avec ses terroirs, et à faire de la pratique de l’urbanisme une question publique dotée de moyens politiques. Le projet est louable, le propos énergique et stimulant, mais le tout est un peu brouillon et vaguement trompeur (on nous annonce en page de couverture « la mise en tutelle de l’urbanisme québécois » mais c’est surtout le procès de l’urbanisme montréalais qui est fait). Les preuves s’accumulent mais les attaques se répètent. La rhétorique est parfois bavarde et le style, lorsqu’il s’emporte, donne l’impression, fort désagréable, de prendre le lecteur à témoin (en otage ?) dans un règlement de compte personnel. Dommage de desservir ainsi une cause juste et entendue.