Tout sauf immobile, pour ce qui est de la pensée, de l’engagement civique au sens le plus fort du terme, que cet Albert Memmi qui fait état de son parcours de vie dans son dernier livre. Essai qui ne sera sans doute pas le dernier, car cet écrivain philosophe pédagogue, ce juif tunisien rescapé d’un ghetto comparable aux pires que l’histoire des juifs d’Occident nous révèle, ne peut rester indifférent aux problèmes liés aux peuples de ses origines.
L’enfant doué, qu’une vie de réprouvé dans une Afrique du Nord déjà elle-même opprimée par les colonisateurs vouait à l’humiliation et à la misère, a vu s’ouvrir miraculeusement une voie de survie ; la colonisation a heureusement apporté avec elle son contingent de gens généreux, d’institutions libératrices. Le chemin a mené d’abord en Algérie pour une première étape studieuse, puis au Paris rêvé, subi d’abord difficilement sous ses aspects de luxe et d’indifférence sinon d’hostilité, mais vite fécond intellectuellement. Jeune diplômé, Albert Memmi pense pouvoir s’intégrer à la société tunisienne, participer au mouvement d’émancipation en cours, mais un tel retour, avec une compagne française de surcroît, se révèle impossible dans les conditions extrêmes du temps.
Déjà cependant, se mettaient en place les matériaux sur lesquels s’exercera la réflexion de cet esprit sensible aux malheurs des uns et des autres, arabes et juifs, du Maghreb, d’Israel, de partout où leurs divergences créent des oppositions farouches, violentes, sans merci. Depuis plus de trente ans, Albert Memmi parle, écrit, portant les revendications nationales des Arabes et des Juifs avec une lucidité, une honnêteté, un courage qui ne se démentent pas, malgré les orages, les haines parfois, qu’il soulève. Son sens aigu de l’absurdité des raisonnements qui nient le passage par le nationalisme des peuples à la recherche de la place qui leur revient dans le concert des hommes l’a mené à affronter la pensée dominante au moment des luttes anti-colonialistes. Pour lui, le sentiment national, s’il n’est pas exclusif et si, une fois la sécurité acquise, il s’ouvre aux autres, demeure le ciment qui permet d’unir les personnes, les mouvements sociaux et culturels autour d’un projet commun d’indépendance. Si l’on fait l’impasse sur les cultures nationales, si l’on impose aux peuples en gestation une internationalisation forcée, la mondialisation à tout prix, on ne peut qu’attiser les frustrations et nourrir la montée des intégrismes.
Aujourd’hui que le pire est toujours à craindre, il faut relire les livres d’Albert Memmi, Juifs et Arabes en particulier, pour comprendre ces mouvances contradictoires qui entraînent des malheurs si grands qu’il n’est personne qui ne souhaite que la perception réaliste, mais nuancée, mesurée, saine en somme de cet homme de paix soit partagée, enfin!