Le monde connu aborde la question de l’esclavage aux États-Unis sous un angle tout à fait inédit : celui des Noirs propriétaires d’esclaves. Ce phénomène est en effet assez mal connu ou totalement ignoré du grand public. En proposant cette vision nouvelle du racisme, Edward P. Jones brosse également le portrait d’une société dont personne ne sort moralement indemne.
Le roman débute avec la mort d’Henry Townsend, un ancien esclave émancipé. Grâce à son ancien maître, William Robbins, Henry était devenu propriétaire d’une plantation et de quelques dizaines d’esclaves. À sa mort, Caldonia, sa femme, bien que tiraillée par des principes moraux, continuera vaille que vaille l’œuvre entreprise par son mari. Autour de l’histoire de ce couple, Jones développe plusieurs intrigues au centre desquelles gravitent des personnages qui portent chacun un rêve, une blessure, une destinée.
Il y a Moïse, l’esclave qui rêve de s’affranchir de sa condition en épousant sa patronne. Il y a William Robbins, le maître implacable mais juste, profondément épris d’une femme noire et des enfants qu’il a eus d’elle. Il y a Fougère Elston, la Noire érudite qui initie à la connaissance les rejetons de la petite société de Noirs libres. Il y a le shérif John Skiffington, homme de Dieu et gardien acharné des principes de l’ordre esclavagiste. Bien d’autres destins sont aussi évoqués au fil des 500 pages du roman. Tous ces récits entremêlés tissent la chronique du Comté de Manchester, en Virginie-Occidentale, à la veille de la guerre de Sécession. C’est le « monde connu » auquel réfère le titre.
Évocation relativement sobre d’un temps de grande injustice, le roman évite le double piège du pathos et des stéréotypes. Ce faisant, il élève le débat sur l’esclavage au-delà des conditions de sa manifestation historique. De cet univers où les victimes adoptent le point de vue des bourreaux et où les bourreaux éprouvent souvent une réelle affection pour leurs victimes, Jones révèle la fragilité de la rectitude du cœur humain et la banalité du mal.
La multiplicité des points de vue qui fait la richesse de ce roman contribue également à créer chez le lecteur un certain sentiment de dispersion. Toutefois, cette impression est rachetée par la sensibilité avec laquelle Jones peint ses personnages et par l’ampleur de sa vision du monde. Le monde connu est un livre tout à fait remarquable. Le lecteur que n’effraie pas la plongée dans les univers tragiques y trouvera de quoi nourrir son intérêt et sa réflexion. Le monde connu s’est vu attribuer, en 2004, le prix Pulitzer et le National Book Critics Circle Award.