Les historiens de l’art ont beau répéter comme un mantra que Cézanne est le père de la modernité en peinture, on n’entre pas dans son œuvre comme on veut. Monet, Renoir, Pissarro séduisent d’emblée, mais Cézanne nous prend souvent à rebrousse-poil. Dans un court essai qui est un modèle d’intelligence critique, l’auteur explique pourquoi et nous aide à dépasser nos résistances.
Peu connu des lecteurs francophones, semble-t-il, Fry manie une langue qui, mis à part quelques erreurs de vocabulaire, est précise, nette, souvent harmonieuse et inspirée, d’où se détachent de remarquables et justes formules pour caractériser l’œuvre cézannienne. On sait gré à un éditeur montréalais de nous donner accès à Roger Fry par cet essai qui est en fait un article de revue publié en 1926.
Lui-même excellent peintre comme en témoignent des reproductions de paysages et de portraits vigoureusement traités dans un souci d’harmoniser couleurs et structures, Fry appartenait au « groupe de Bloomsbury » (du nom d’un quartier londonien), actif et influent dans la vie culturelle anglaise dans les années précédant la Première Guerre jusque vers 1930. Le groupe à la composition fluctuante réunissait une élite sociale, artistique, littéraire et intellectuelle. Celle-ci ne se donnait pas pour objectif de produire des programmes ou des manifestes, mais voulait constituer un lieu d’échanges où l’on cultivait la curiosité, la beauté et l’humour. Cet esprit novateur s’opposait au « victorianisme » encore dominant après la mort de la reine Victoria, qui campait dans des positions conservatrices sur la vie sociale et culturelle et dans un moralisme pudibond. Parmi les membres, des artistes dont Fry lui-même, des économistes comme J.M. Keynes, des romanciers tel E.M. Forster (et parfois des romancières telle Katherine Mansfield), des critiques littéraires (Lytton Strachey), des poètes (T. S. Eliot, brièvement) et la plus célèbre des figures, Virginia Woolf. Le féminisme était à l’honneur avec l’auteure de A Room of One’s Own. Woolf a de plus consacré une biographie à Fry qui, par sa double vocation d’artiste et de critique, était considéré comme le successeur de Ruskin.
Passionné de peinture impressionniste française, Fry a découvert Cézanne à New York où il travaillait pour le compte du Metropolitan Museum of Art. Son article associe dans le titre « développement » et le nom de Cézanne, ce qui ne semble pas sonner très juste en français : on attendrait plutôt « évolution », mais le sens est trop vague. Fry a manifestement voulu signifier non seulement un changement dans la création de Cézanne, mais une progression, une maturation, une conquête dans sa vérité d’artiste, voire une croissance organique. Tel est le projet conduit avec clarté et subtilité par Fry. Cette vérité, Cézanne ne l’a pas trouvée d’emblée. Il se croyait « naturellement visionnaire », mais il n’était ni Véronèse, ni Rubens, ni Delacroix – qu’il admirait. Les grandes machines baroques qu’il a produites dans ses débuts, comme Lazare, Ève, Le festin,semblent maladroites et encombrées et, pour le dire par euphémisme, peu satisfaisantes. Fry y perçoit cependant des raffinements dans la couleur qui échappent au premier regard.
L’année 1863 – celle du Déjeuner sur l’herbe de Manet et du Salon des refusés, alors que Cézanne quitte sa Provence pour s’installer à Paris – marque un tournant décisif dans son œuvre. Fry en dégage le sens et la portée par l’analyse minutieuse de quelques œuvres servant de repères. Cézanne se tourne plus résolument vers le motif, mais le conflit entre deux tendances contradictoires n’est pas réglé. D’une part, celle qui l’oriente vers la vision intérieure, dominée par la poussée d’un érotisme puissant mais réprimé (Fry parle à cet égard de sa peur des femmes) par « les tendances baroques de son imagination de visionnaire », et, de l’autre, par « le sens primitif et presque byzantin de son interprétation de la chose vue ». Cette dernière tendance va finalement dominer et réclamer toute son énergie infatigable et sans concessions. Cézanne se révèle le plus purement dans la nature morte et le portrait, qui parviennent à une « sérénité », une gravité hiératique, une force concentrée de la composition, à d’inépuisables nuances de la couleur, à une liberté croissante. À preuve, Compotier, verre et pomme, Portrait de la mère ou Maison au bord de la Marne.
Partant de ses analyses détaillées, Fry risque parfois la généralisation : « Chez Cézanne, l’intellect avait toutes ses exigences… on peut même regarder toute l’histoire de l’art comme la recherche d’une conciliation entre les revendications de l’esprit et les apparences de la nature telles qu’elles se révèlent à chaque période ».
Une leçon parmi d’autres est à tirer de cet essai : notre compréhension de la peinture exige une observation minutieuse, complète, car tout compte dans un tableau : la présence d’un personnage à l’arrière-plan, la position du modèle, le pli d’un rideau ou d’une nappe, une ombre portée, et cette observation rigoureuse et exigeante est aussi celle de l’artiste. Cependant, Fry reconnaît en toute honnêteté sa perplexité, voire son incompréhension occasionnelle face à la présence d’un détail, ou même d’une structure géométrisante trop systématique comme dans Les grandes baigneuses… Si dans une œuvre tout compte, tout ne peut être expliqué. Et Cézanne, à l’instar des grands créateurs, parvient à une zone mystérieuse et irréductible au langage vers laquelle il tend et que parfois, il entrevoit dans des moments de grâce.