Les lecteurs de la revue Liberté, comme ceux du Devoir, renoueront avec plaisir avec le parcours critique de Jean-Pierre Issenhuth et apprécieront de nouveau l’acuité du regard qu’il portait sur les œuvres qu’il commentait, tout autant que la finesse du propos qui s’attardait non à mettre en valeur sa propre pensée, mais bien celle à laquelle il souhaitait qu’on prêtât attention. S’effacer devant l’œuvre pour chercher à en comprendre la nature, le mouvement, le sens, là m’est toujours apparu être la seule posture à adopter lorsque l’on s’aventure sur le terrain de la critique. C’est cette même posture que l’écrivain adopte cette fois dans Le cinquième monde, qui emprunte au carnet, au-delà du sous-titre, la forme libre et spontanée qui épouse ici au plus près le mouvement d’une pensée en continuelle quête de sens.
Réfugié dans les Landes de Gascogne où, à l’instar des naturalistes américains du XIXe siècle, il réapprend à mesurer le temps et l’importance que l’on doit accorder aux travaux du quotidien, Jean-Pierrre Issenhuth revisite ses carnets de notes prises au cours des vingt années ayant précédé son départ, non pour les retoucher, mais pour s’interroger à nouveau sur la pertinence du propos, pour suivre l’évolution de sa propre pensée, non pas pour en souligner la justesse, comme certains s’évertuent à le faire, mais au contraire pour en illustrer l’évolution. « Autant que les variations, la fragmentation rendra compte d’une pensée instable, faite d’apparitions, de disparitions, de réapparitions, et qui n’aura connu de constance et de continuité que par la fréquence des retours identiques. L’évolution chaotique du livre sera conforme à la nature fuyante et renaissante des faits. » Tel est le projet de ce carnet qui stimulera, à son tour, chez le lecteur la réflexion, le nécessaire arrêt de la pensée dans ce monde en proie à la folie de la vitesse.
Outre la nature, à laquelle Jean-Pierre Issenhuth accorde une attention toute particulière dans son nouveau décor, les notes et les variations qui s’ensuivent embrassent tout à la fois la création, la poésie, le travail de l’artisan, les lectures et les écrivains qui auront retenu son attention – « Quelques phrases intéressantes suffisent à me faire apprécier un livre » –, l’éducation et ses réformes, les changements sociopolitiques survenus au Québec depuis qu’il en observe l’ouverture sur le monde, le repli de la France sur elle-même à l’égard de laquelle il n’est pas tendre. Sans cesse, comme un leitmotiv rythmant l’écriture du carnet, il revient au lieu, à l’aspect concret des choses et du monde : « Pour le paysan que je suis, peu amateur de béquilles et de prothèses technologiques ubiquistiques, le lieu est le contact le plus sûr avec la communauté de l’univers ».
Comme le carnet, serait-on tenté d’ajouter, est le lien le plus sûr avec une pensée qui se déploie généreusement.