Cinq ans après son décès, Charles Bukowski nous surprend encore avec ce journal — disons, plutôt une chronique —, écrit entre 1991 et 1993. C’est un de ses proches qui lui a suggéré de le rédiger, et sa compagne Linda Lee Bukowski l’a fait éditer l’an dernier aux États-Unis. Tous les principaux thèmes de l’œuvre y sont présents : l’exigence de la solitude pour écrire, la marginalité totale, la sexualité, l’alcool et les courses de chevaux, la critique de soi et du genre humain, sans souci cependant de vouloir « sauver »celui-ci. À l’époque, la mort — Bukowski le sait très bien — s’apprête à le ravir à une condition qu’il aime et déteste à la fois. Après une vie d’excès de toutes sortes, l’approche de la « Grande Faucheuse » le pousse à écrire sans cesse. Charles Bukowski sait que son temps est compté, et l’écriture prend de plus en plus de place dans sa vie. Le leitmotiv qui parcourt cette percutante chronique, l’écrivain à la plume féroce le formule clairement : « Toute cette humanité en marche ! Vers où se dirige-t-elle ? Quelle mauvaise farce ! Voilà qui devrait nous faire aimer notre prochain, mais, non, on s’y refuse. Les banalités quotidiennes nous accablent et nous terrorisent, et le néant nous dévore. »
Ce qui intéresse dans cette chronique est la constante oscillation entre des considérations triviales — à quel moment de la journée se couper les ongles de pieds ? — et d’autres qui le sont moins, les démarches philosophiques de Descartes ou de Sartre, de pertinentes réflexions sur le « rôle » ou, disons, l’« identité » de l’écrivain ancien et moderne, par exemple. D’ailleurs, toute l’œuvre de Charles Bukowski est à l’image de ce journal. C’est dire qu’à l’approche de la mort, l’écrivain s’interroge sur le sens de son œuvre et, plus largement, sur ce que représente réellement l’écriture dans l’existence de l’être humain. À ce propos, il dira qu’il préfère la musique classique à la littérature. On sait, aussi, que l’auteur se méfiait beaucoup de tout ce qui « entoure »les écrivains : les éditeurs et les critiques littéraires, entre autres. L’inclassable écrivain américain offre ainsi l’image d’un misanthrope intégral préférant la compagnie de ses chats à celle de ses contemporains, qui a aimé et interrogé la littérature. Il a, surtout, voulu vivre hors des normes sociales, qu’il détestait profondément, et s’affranchir des tendances — les pires à ses yeux — visant à sacraliser artificiellement le poète.