Gargantuesque, le mot n’est pas trop fort. Le titre du dernier roman de Mathias Enard, prix Goncourt 2015 pour son roman Boussole, n’aurait pu être mieux choisi : c’est à un véritable banquet, aux sens propre et figuré, que l’auteur nous convie.
Délaissant l’Orient pour plonger au cœur de la ruralité française, plus précisément dans un village situé dans les Deux-Sèvres, sa région natale, Mathias Enard nous entraîne dans une rocambolesque aventure qui défie le cadre spatio-temporel. Anthropologue en devenir, David Mazon a davantage l’étoffe d’un thésard que d’un aventurier et n’a nulle envie de rejoindre quelque tribu demeurée à ce jour, sinon inconnue, à tout le moins en retrait de toute civilisation, pour compléter son doctorat. L’idée de devoir s’exiler, se priver de tout confort, épouser rites et coutumes d’une société tribale qui n’a d’autre intérêt à ses yeux que de lui permettre d’aspirer à une carrière universitaire, le pousse à opter plutôt pour un terrain plus approprié à sa nature sédentaire et à un idéal de vie paisible. Un seul hic : trouver un terrain d’étude qui ne le rebute pas trop, que n’aurait pas renié Malinowski, et le faire accepter par son directeur. David Mazon convainc ainsi ce dernier, avec qui le nombre d’échanges n’a d’égal que l’intérêt qu’ils se prêtent mutuellement, d’acquiescer à son projet : brosser le portrait de la vie à la campagne au XXIe siècle.
David Mazon quitte ainsi Paris pour la région de Niort où il se retrouve à La Pierre-Saint-Christophe, communauté de quelques centaines d’âmes qui regroupe agriculteurs de souche, urbains cherchant à renouer avec des valeurs authentiques, sans oublier la galerie de personnages que l’on retrouve habituellement au café de ces villages, point de rassemblement à l’heure de l’apéro, qui s’avérera, comme il se doit, également le point de départ des recherches de notre anthropologue en devenir. Le carnet de notes de ce dernier constitue la première partie du roman. David Mazon y consigne ses premières impressions du lieu et des gens qu’il croise, tout en s’efforçant de définir les premières étapes méthodologiques qu’il se doit de régler (but de la thèse, questions à soulever pour comprendre ce que signifie vivre à la campagne aujourd’hui) afin de les faire approuver par son directeur avant d’entreprendre la centaine d’entrevues qu’il entend réaliser pour constituer le corpus de son projet d’étude. Entre les moments consacrés à Tetris et aux échanges érotiques avec Lara, demeurée à Paris, la vie du jeune doctorant oscille entre la perte de motivation, l’ennui et les efforts qu’il déploie pour s’intégrer à sa nouvelle communauté et se convaincre qu’il a fait le bon choix.
Armé de son magnétophone et de sa bonne volonté, David Mazon cible les sujets les plus à même de lui permettre de pénétrer au cœur de la vie rurale. En première ligne, le maire du village, qui en est aussi le fossoyeur attitré, lui livre des secrets au-delà de ses espérances. Notre anthropologue apprend ainsi l’existence du banquet de la Confrérie des fossoyeurs, qui se déroule chaque année trois jours durant, période au cours de laquelle la mort suspend sa faux dans l’antichambre de la grande Roue, qui offre à chacun le loisir de se réincarner tantôt dans une autre âme humaine, dans des époques parfois antérieures de quelques siècles, et tantôt dans diverses formes animales, végétales, voire minérales. Le bal des transmutations ne connaît ici aucune limite, la même âme pouvant expérimenter autant de passages sur terre qu’il lui plaira. Le curé du village a ainsi délaissé sa chaire pour les boisés sous les regards étonnés de gendarmes qui patrouillent dans la région. Mathias Enard s’en donne à cœur joie autant dans les multiples transformations qu’il prête aux âmes décédées que dans la présentation des mets servis lors du banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs. Ainsi, au carnet de terrain de la première partie du roman succèdent les libations auxquelles participent les fossoyeurs qui, à tour de rôle, deviennent maître de cérémonie d’une assemblée désopilante rassemblée durant ces trois journées.
Mathias Enard déploie dans ce roman un indéniable talent de conteur où s’entremêlent histoire d’amour (notre thésard tombant amoureux de la belle du village, aussi rebelle que déterminée dans ses convictions écologiques), anecdotes sur la vie rurale et, bien entendu, quête de savoir. Enard se réclame ouvertement de Rabelais à la fois par la richesse lexicale et par l’esprit de démesure que l’on retrouve dans son roman. Plus qu’un simple pastiche, son roman plonge au cœur de la France rurale et ramène à l’avant-plan ces histoires qu’on se racontait autrefois lors des soirées funèbres, tout aussi macabres que drolatiques, le tout avec un humour, une verve, une drôlerie ; des chansons et des poèmes qui donnent au banquet non seulement son côté festif, mais aussi l’envie d’y participer avant que la grande faucheuse nous convie à notre tour à sa table. Dans cet hymne à la vie et aux plaisirs terrestres, les hors-d’œuvre sont servis en abondance.