Pourtant rompu aux exigences de plusieurs registres, c’est en Québécois curieux et cohérent que Jean-Philippe Warren approche le mystère Borduas. Ses questions cernent les plages d’ombre qui ont résisté jusqu’à maintenant à la clarté : où et quand vivait cet homme ? Quelle genèse a fait mûrir et émerger le Refus global ? À quoi ressemblait la société québécoise qui, bon gré mal gré, a servi d’incubateur au pamphlet ? Pas plus que la Révolution tranquille n’a frappé soudainement le 22 juin 1960 au soir, le Refus global, estime Warren, n’a été un coup de tonnerre dans un ciel bleu.
Warren rappelle, avec justesse, que le Québec des années 1940 savait faire place aux valeurs spirituelles, au mystère. Des intellectuels comme Maritain, Daniel-Rops, Mounier ou Bergson étaient entendus, lus, applaudis. Non seulement par les catholiques traditionnels, mais aussi par ceux, nombreux, que la guerre avait ébranlés et éveillés au qualitatif et aux impondérables. Des Québécois comme Hertel, Élie, Lemoyne se dégageaient des ornières et réclamaient de l’art comme de la société la libération des esprits et des consciences. En d’autres termes, Borduas n’était pas seul à détester l’inculture et l’asphyxie.
Pourquoi, dans ce contexte, tant investir dans la colère ? Encore là, contexte et propensions individuelles pèsent lourd. Breton et ses satellites multiplient les manifestes, les coups de gueule, les excommunications ; telle est leur méthode. D’autres, nullement inférieurs, comme Pellan, défendent plus sobrement leur différence. Borduas, impatient, aisément volcanique, enclin à foudroyer, se joint d’instinct à l’école des fulminants. D’où le ton du Refus global.
À cela s’ajoute le contexte académique de l’époque. L’École du meuble et le monde des beaux-arts coexistaient sans partager les mêmes perspectives. Borduas, étrangement, s’insère dans un établissement chargé de proposer des objets utilitaires à fabriquer de ce côté-ci de la frontière. Il est pourtant peintre et non pas ébéniste. Déjà, il avait dû, pendant un été, participer sous l’œil de Gérard Morisset à l’inventaire des œuvres d’art éparpillées dans les églises. Tout comme il avait dû, malgré la tiédeur de sa foi (!), orienter ses premiers pas vers l’art religieux. Rien pour calmer son impatience.
Titre et sous-titre du bouquin décrivent très justement l’apport précieux et inédit de l’ouvrage : oui, il est question du Refus global mais, comme un objectif à grand angle, le regard prend en compte l’art vivant qui existe « autour de Borduas ». L’homme conserve sa stature, mais jamais il n’est dissocié de son temps et du Québec de ce temps.