L’intrigue du roman repose sur une entourloupe qui, de toute évidence, a ravi les membres de l’Académie Goncourt. L’œuvre a été qualifiée de virtuose, tant par l’éditeur que par plusieurs commentateurs du monde littéraire.
Hervé Le Tellier est lauréat du prix Goncourt en 2020 pour L’anomalie. Le romancier est par ailleurs président depuis 2019 d’une confrérie d’écrivains nommée Ouvroir de littérature potentielle, plus familièrement désignée par l’acronyme Oulipo. Ce mouvement littéraire, dont les membres se refusent à le définir comme tel, fut fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, l’un écrivain et l’autre mathématicien. Pour résumer très brièvement son orientation, disons que le groupe cherche à produire une littérature innovante dans sa forme, notamment en s’imposant des contraintes souvent inspirées par les mathématiques. Un des textes les plus célèbres issus de l’Oulipo est le roman La disparition, de Georges Perec, écrit entièrement sans utiliser la lettre « e ».
En ce qui concerne L’anomalie, Hervé Le Tellier a dit s’être imposé d’enchaîner, d’un chapitre à l’autre, différents styles littéraires, puis d’enchevêtrer ces formes. Ainsi, des personnages sont présentés dans un style littéraire apparié à chacun : par exemple, on fait la connaissance du tueur dans un style policier. De même, au début de certains chapitres, Le Tellier aurait plus ou moins recyclé des paragraphes tirés de livres de sa bibliothèque. L’auteur a admis en entrevue que ces contraintes sont plutôt « molles » au regard des œuvres phares produites sous le parapluie de l’Oulipo.
Le mérite de Le Tellier me semble tenir plutôt à l’effet de synthèse résultant des divers procédés mis en œuvre, qui élève son roman en surplomb des différents genres dont est composée sa trame. Dans une première partie du récit, les personnages défilent un à un et le lecteur pressent qu’un lien entre eux sera révélé. L’idée n’est pas nouvelle, mais elle est ici exploitée à la limite du supportable. La tension est ainsi maintenue jusqu’à l’événement charnière qui amène les passagers d’un avion de ligne à rencontrer leur double. À partir de là l’édifice romanesque vacille un moment sous le choc et, un peu sonné, on prend encore plaisir à se laisser mener par le bout du nez. Mais bientôt la structure s’effondre, des morceaux volent dans toutes les directions et l’intérêt du lecteur s’en trouve aussi infléchi.
Dans la foulée du dénouement fort improbable, diverses hypothèses sont avancées à titre d’explication, mais on peine à prendre tout cela au sérieux. Certaines pointes d’humour sont évidemment réjouissantes. Par exemple, quand un scientifique, au sortir d’une rencontre au sommet à la Maison-Blanche se voit offrir un molleton dédicacé par le président, un responsable du protocole s’empresse de le rassurer en lui précisant : « Nous lui avons donné un feutre à l’eau, cela partira au premier lavage ». Toutefois, une impression générale de décalé, ou de hachuré, prévient la pleine adhésion au texte. Enfin, les considérations philosophiques découlant de la rencontre des « doubles » embourbent le récit plutôt que de le relancer.
Un roman couronné par le prix Goncourt constitue la plupart du temps un événement en librairie. L’aura de prestige conférée par le Goncourt a d’habitude pour effet de mousser considérablement les ventes du livre primé. Or, en l’absence de données d’enquête sur ce qu’en ont pensé les acheteurs une fois la lecture consommée, seul le temps long permettra de dire si L’anomalie a réellement gagné la faveur du grand public.