Le troisième roman de Réjane Bougé met en scène un univers essentiellement féminin composé de trois sœurs réunies à Montréal en octobre 1996, par suite de la mort toute récente de leur mère cancéreuse. Par petites touches disséminées dans un récit qui s’échelonne sur un peu moins d’une année, le narrateur dévoile progressivement chacune de ces femmes, notamment Suzanne, la benjamine, une anorexique stérile et recroquevillée sur elle-même, qui, au terme du roman, laisse « enfin couler à l’extérieur les flots de ces larmes qui ne s’étaient jamais déversés qu’à l’intérieur ». L’année de la baleine offre en fait une action tout interne, basée sur des événements présents dont la proximité temporelle est l’occasion d’un retour sur soi.
C’est surtout dans la troisième et dernière partie que se manifeste cette forte tendance à l’analyse et à l’évocation de souvenirs personnels entremêlés de pensées obsessionnelles qui tournent au délire et conduisent aux portes d’une espèce de palilalie narrative : quelques mois après le décès de sa mère, Suzanne entreprend un significatif grand ménage durant lequel sa pensée recrée un passé itératif abondant, hétéroclite et torturé, qui va de ses rêves et de son voyage à Venise au triple journal intime qu’elle vient de commencer et aux lettres de sa sœur (lesbienne) Lorraine, en passant par la recette de poulet préférée de son mari, la protection de la couche d’ozone, le danseur russe Nijinski, la culture des légumes, la chanson québécoise, la conquête de la lune, sans compter la récurrence de nombreux titres de films et de noms d’actrices de cinéma, de peintres, de musiciens, d’écrivains… Durant tout le roman, se profile de surcroît la figure référentielle d’un authentique médecin bolognais de la Renaissance, Girolamo Cardano, dont Lorraine a été chargée de restaurer l’autobiographie manuscrite.
L’année de la baleine décevra sans doute les amateurs d’action concrète, mais réjouira probablement les friands d’introspection et de chassés-croisés psychologiques, même si l’œuvre est parfois longuette, bavarde et statique. Tous devront par ailleurs se munir d’un bon dictionnaire car la palette lexicale de Réjane Bougé est d’une étendue peu commune.