Comment s’aimer à Belgrade ? Bernard Lavilliers ne se posait-il pas la même question ? Au centre de la mort, de la haine et des détritus humains, est-il même possible de reconnaître en un autre mortel le cœur de notre désir ? Il suffit, comme David Homel, de vivre la farce démocratique et le grand guignol totalitaire pour déchanter. Le romancier nous offre, avec son cinquième roman, une fresque ironique et virtuose des grandeurs et décadences de l’âme.
Nous sommes en ex-Yougoslavie, sous la dictature de Milosevic, et nous rencontrons Aleksandar, héros et narrateur, psychologue-clinicien à la personnalité complexe. Marié à une Zlata, professeure de psychiatrie, il est avec elle aux prises avec le malin génie de la poire Williams. Leurs fils, Goran, souffre d’une maladie rénale congénitale qu’on ne peut traiter dans son pays. Sont-ils victimes de la situation ou responsables de leur destin ? De quel poids l’État pèse-t-il sur leur vie privée ?
Alek va pouvoir le mesurer en étant réquisitionné pour diriger un centre de détresse. Il expérimentera alors in situ la mauvaise foi : les rares consultations se font par téléphone, l’écoute électronique venant brouiller la communication entre le thérapeute et les patients. Une cliente peu ordinaire en vient toutefois à se présenter en personne. C’est Tania Komadina, une pathologiste judiciaire revenue du front où elle a pu s’adonner, dans le cadre de son morbide travail, au lucratif trafic d’organes, version business de l’anthropologie médico-légale. Alek tombe amoureux et commet un récit, sorte de mélange d’histoires de cas, celle de cette femme et la sienne propre. Comme on s’en doute, le régime n’apprécie pas cet outil de contestation et le nouvel écrivain entreprend alors les procédures de divorce d’avec son pays. Transformé en dissident, il est sauvé par des Torontois qui lui permettent d’émigrer au Canada, où l’ont précédé sa femme, son fils et son amante.
S’agit-il d’une allégorie postmoderne ou d’un roman à thèse démontrant les horreurs de la guerre et la dérive de l’esprit scientifique ? Je propose à chacun de formuler sa réponse et surtout, de lire cette imposante et douloureuse fiction, écrite à la première personne – ce qui compte.