Présenté comme « récit », L’ammonite tient plus précisément du journal, du roman dit intérieur et même en partie du roman d’aventures. Ses deux principales parties reproduisent les carnets où Arnaud Bermane a consigné des pans de son passé familial récent et lointain, de même que ses pérégrinations sur les routes du monde, sac au dos et sans itinéraire préalable. Dans différents pays d’Europe et d’Amérique du Sud, le voyageur a notamment recherché sa fille Catherine, qu’il n’a jamais connue. C’est du reste cette enfant, devenue adulte et mère, qui a déchiffré ces carnets dont l’un contient les possibles esquisses d’un livre, livrées en italique dans le texte. Dans un paragraphe liminaire d’abord, puis dans une courte lettre terminale à son père mort, Catherine précise un peu les circonstances de l’acquisition des carnets et, surtout, en dévoile la valeur intrinsèque.
La réalité côtoie régulièrement l’invention dans les documents laissés par Arnaud Bermane. Ce dernier raconte ses errances et ses incertitudes à partir de figurines et autres pièces de brocante dont les diverses combinaisons rameutent ses souvenirs autant qu’elles nourrissent « des fictions gratuites ou des messages ». À côté des gens, des époques et des lieux évoqués, il ébauche les récits que lui suggèrent le petit peuple de ses personnages, les tableaux et gravures du salon familial, les photos d’un album, de vieilles cartes postales chinées… Les carnets fourmillent alors de considérations, de commentaires et de ratiocinations sur la culture, les civilisations, l’histoire de l’humanité, l’origine de la vie, l’immensité de la terre, « l’épaisseur du temps »…
La figure des « alvéoles cloisonnées successives » entrevue par Arnaud Bermane dans le déploiement illimité de ses figurines ne va pas sans faire écho à la structure en loges séparées de l’ammonite du titre. Ce mollusque fossile à coquille enroulée apparaît du reste à quelques reprises dans le texte et illustre l’armature du roman : le retour des différents acteurs, des événements vécus ou imaginés et des réflexions du diariste y est fréquent et augmente la prégnance des interrogations intenses auxquelles une réponse toujours fuyante ne cesse d’être cherchée.
L’ammonite est au total un roman fort bien ficelé, où l’on apprécie l’efficace équilibre entre l’onirisme des souvenirs et le réalisme brut de la matière convoquée. Sa langue, sans recherche en apparence, s’éloigne tout à fait des clichés conventionnels et permet au lecteur de débusquer la haute exigence et la lucidité de la démarche d’un être humain parti à la rencontre d’autres êtres humains. Il faut lire lentement ce livre pour en savourer toute la savante simplicité et en apprécier en même temps la noble portée.