Il existe dans la proche banlieue de Dresde un quartier juché sur une colline qui abritait, au début des années 1980, une partie de la classe intellectuelle locale. Cet endroit, c’est la tour qui coiffe le roman d’Uwe Tellkamp. Sous-titrée Histoire en provenance d’une terre engloutie, cette fiction décrit, sur un millier de pages, les faits et gestes d’un groupe d’individus issus de ce milieu. À proprement parler, ce livre foisonnant n’a pas d’intrigue, il en a cent qui se lisent comme une longue chronique de la vie quotidienne en République démocratique allemande aux dernières heures du régime communiste.
Au centre de ce petit monde, la famille et la belle-famille de Richard Hoffmann, la cinquantaine, médecin compétent, mari infidèle mais père aimant. Citoyens respectueux des consignes politiques en public, tous expriment, sur des registres différents, leur dégoût du monde qui les entoure sitôt qu’ils se retrouvent en petits cénacles. Pour chacun, mener sa vie consiste à contourner, avec plus ou moins de succès, les interdits d’un pouvoir vétilleux et omniprésent. Trois personnages constituent les principaux protagonistes du roman.
D’abord, on fait la connaissance de Christian, le fils de Richard et le quasi-double de l’auteur, qui veut comme son père devenir médecin « pour connaître la gloire ». Collégien complexé à cause de son acné, il finira dans les prisons de l’armée. De son côté, son père Richard s’accommode comme il le peut des contraintes qu’imposent le régime et ses amours secrètes. Il y a enfin Meno, l’oncle et le beau-frère, entomologiste de formation, qui gagne sa vie comme directeur de collection chez un grand éditeur qui doit sans cesse composer avec la censure.
Autour d’eux, Tellkamp fait graviter une nuée de personnages emblématiques : le scientifique à qui son savoir et ses relations permettent de vivre sur un grand pied, l’apparatchik qui lui aussi joue les grands seigneurs dans un monde d’esclaves, le poète dont on n’arrive pas à cerner les intentions, la maîtresse délaissée qui veut se suicider. Mais quel que soit leur statut, tous font comme les Hoffmann et essaient de tirer le maximum de leur situation, soit par l’esquive, soit en multipliant les magouilles et les arrangements à la petite semaine.
Balzacien par son ampleur et la minutie de sa reconstitution, La tour est sans contredit un tour de force littéraire et un exceptionnel document sur la désintégration du communisme en Allemagne. Pour autant, sa lecture n’est pas toujours aisée. Il arrive même qu’on y perde pied. Est-ce dû au choix stylistique de Tellkamp dans certains passages (les « délires » de Meno diariste, par exemple) ? Est-ce dû au manque de repères qui nous auraient permis de déchiffrer les codes de comportement imposés par une société totalitaire (« Josef Redlich n’avait jamais expliqué son goût privé pour l’instance objective ») ? Est-ce dû, tout simplement, aux maladresses de la traduction («[…] les fenêtres du quartier envoyaient leurs reflets sur le sol ») ? Toujours est-il que La tour est peut-être le grand monument littéraire salué par la critique, mais il faut préciser que sa lecture est un plaisir qui se paie de beaucoup de persévérance.