Peut-être à cause de son imprécision, l’appellation récit situe bien le livre. Beaucoup de témoignages cueillis à chaud, quelques arrêts sur image, interventions ponctuelles de l’enquêteur, autant de genres littéraires mis à contribution avec tact et efficacité. Il est heureux qu’il en aille ainsi, car la réconciliation entre une ethnie qui a tué et celle qui a subi la machette fait partie des mystères rarement abordés et jamais expliqués vraiment. Le pari semble d’ailleurs démesuré. Comment, en effet, les pouvoirs publics peuvent-ils, d’un ukase, forcer bourreaux et victimes à tourner la page ? Jean Hatzfeld avait de bonnes raisons de douter de cette étrange pédagogie. Les tueurs, relâchés par milliers des camps où on les avait parqués, reviennent à la libre circulation sociale sans qu’on sache encore s’ils ont assimilé les conseils qu’on leur a dispensés pendant leur mise à l’écart. « On nous a appris, dit l’un d’eux, à supporter la vie pénible qui nous tendait les bras, la sécheresse, la sobriété, la patience devant les rescapés. À ne jamais parler directement des tueries, à ne jamais proposer des détails choquants. » Face à une réconciliation prescrite par l’État et donc « pierre angulaire d’une politique autoritaire », on aurait pu s’attendre au silence des deux groupes. Les réactions qu’enregistre Hatzfeld vont dans le sens contraire. « À ma grande surprise, Hutus et Tutsis – en tout cas ceux qui ont participé à mes deux précédents bouquins – réagissent avec sincérité et s’expriment avec une instructive liberté de parole. » Même si, selon plusieurs de ses interlocuteurs, la réconciliation convient aux Hutus plus qu’aux Tutsis, parce qu’ils « ont moins perdu », les deux groupes semblent se plier au raisonnement des pouvoirs publics. « La réconciliation est une obligation des Rwandais qui ne disposent pas d’autres terres que leur petit pays. Elle va être tenaillante, mais elle va réussir, parce que les autorités se montrent équitables avec les deux camps, en obligeant tout le monde à l’accepter pareillement. » Pareil bilan étonnera, car l’information généralement diffusée se concentre encore sur le traumatisme et oublie la convalescence.
Autre mérite de Hatzfeld, le respect du français utilisé au Rwanda. Les termes inimitables pullulent, clairs, justes, évocateurs. Certains comportements sont « risquants pour les autres ». Des plans « se déchafaudaient ». L’étudiante encore incertaine de son avenir déclare que « tout [lui] est bien-allant ». La fillette dont les études ont été interrompues reçoit l’aide souhaitable si bien, dit-elle, que « l’écolage est revenu ». Comme il se doit, on compte sur les « avoisinants ». Surtout, un verbe terrible se passe désormais de précisions comme de compléments : telle personne a été « coupée », l’autre pas. Toute précision serait superflue.
Reportage étonnant, nuancé, respectueux. Sans gommer le triste passé, il permet l’espoir à ces peuples.